La Stase dramatique chez Jean-Luc Lagarce
J’étais dans ma maison et j’attendais que
la pluie vienne

- Jean-Paul Dufiet
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Dans les rares faits qu’elles révèlent, les cinq femmes confient au spectateur que le départ du frère-fils est la conséquence d’une dispute de trop avec le père, et d’une malédiction [19] que ce dernier a lancée à son fils. Mais même si l’on comprend que ces disputes étaient fréquentes, leur motif, en revanche, reste inconnu : « Lorsque le père le chassa, le mit à la porte, vous ne dites jamais cela, vous gardez votre secret » [20]. S’agit-il d’un conflit de génération et d’un problème d’autorité ? Si l’on se réfère au caractère autobiographique de la pièce, qui fait du frère-fils un double très évident de Lagarce lui-même, on peut faire l’hypothèse que l’homosexualité, dans une bourgade de province où le qu’en dira-t-on a toute son importance [21], créait un scandale public et faisait honte à des esprits formés pour la rejeter et la condamner. La Plus Jeune parle de « la haine et la lueur du crime » (p. 30). Mais quoi qu’il en soit, aucune raison claire ne transpire. Le motif est tu, et ce silence appartient aux importants non-dits de la pièce, à la violence familiale qui reste muette et ne sort pas des murs de la maison. La Plus Jeune secoue les quatre autres femmes et formule même deux accusations contre elles : n’avoir rien fait pour s’opposer au père et ne pas avoir su ou voulu retenir leur frère-fils (p. 31). Au plan dramaturgique, la pièce relègue dans une mémoire familiale étouffée l’antagonisme qui explique le départ du frère-fils, ce traumatisme, cette scène originelle de la vie des cinq femmes. La stase est associée au non-dit.

Ainsi JMM est un théâtre de la famille qui expose deux voies d’échec. Les femmes qui restent dans la famille s’y consument dans le ressassement, mais celui qui la quitte se perd, y revient sans force et incapable de rien donner à celles qui sont restées. Son départ ne les a pas libérées, il les a figées dans leur dépendance. Ne peut-on pas en déduire que la paralysie existentielle des femmes de cette famille est la conséquence du conflit des hommes ?

Mais en réalité, la vie de cette famille avait-elle jamais commencé ? La stase ne serait-elle pas son état, sa manière, depuis toujours, d’être ensemble et de se protéger des coups du monde, comme le font Estragon et Vladimir ? Ne vaut-il pas mieux attendre Godot que se risquer à la vie ? « Est-ce que je n’ai pas toujours attendu ? » (p. 7) dit une des sœurs, sans que ce « toujours » ait aucune date d’origine. En somme, au commencement était l’attente, au point qu’aucune force interne, qu’aucune cause externe ne peut débloquer la stase. Ces cinq femmes continuent la vie sans la volonté qui devrait la porter, dans une sorte de démenti à Schopenhauer, comme si la vie elle-même n’avait aucun intérêt à vivre. Le départ, l’attente et le retour du frère-fils ne composent pas un drame dans la vie, mais sont le drame de la vie entière [22].

En ce sens, la figure et la fonction du frère-fils sont très symboliques. Le personnage est aussi omniprésent dans l’esprit et dans le discours des cinq femmes qu’il est totalement absent de la scène. A la lettre d’ailleurs, il fait parler et il est invisible, ce qui est le propre du dramaturge : présent partout, visible nulle part. Et si l’on reprend la perspective autobiographique [23] dans laquelle s’inscrit l’essentiel de la production dramatique de Lagarce, n’est-ce pas en fait le groupe des cinq femmes qui est dans l’esprit du frère-fils dramaturge ?

L’unique situation mise en scène – les cinq femmes qui parlent de leur frère-fils absent –, le manque de coordonnées mimétiques précises, l’omission de références spatio-temporelles reconnaissables et l’absence d’action donnent à la pièce un fort caractère archétypal, comme un rituel intérieur. En d’autres termes, elle ressemble à un fantasme adolescent, qui n’est pas sans narcissisme : celui qui n’est pas là imagine ce que sa famille pense de lui pendant son absence, et ce qu’elle dirait de lui à son retour. Comme s’il avait peur d’être oublié [24], lui qui a si bien oublié les autres. Le frère-fils rêve d’être l’objet d’intérêt non seulement principal, mais unique, de celles qu’il a laissées. « Nous sommes passés du theatrum mundis au theatrum mentis » [25]. La stase des personnages de femme qui ne savent pas, comme elles disent, « bouger d’elles-mêmes » (p. 8) correspond à un théâtre de l’esprit qui fait parler sans faire agir. Ce qui manque au frère-fils pour compléter sa propre histoire, c’est ce que disent de lui celles qui sont restées. N’a-t-il pas désiré qu’elles aient passé leur vie à parler de lui, toujours, à l’attendre et à perdre leur vie pour lui ? N’est-ce pas pour qu’elles soient obligées de parler de lui qu’il leur apporte son corps agonisant devant la porte de la maison ? Le dramaturge frère-fils, au bord de la mort dans son lit, transforme le drame de son départ, de son voyage et de son retour en drame de l’attente des femmes. Il peut, en tant que personnage dramaturge, accomplir la magie théâtrale d’être là sans y être, dans une position semblable à celle de l’outre-tombe, d’où il provoque la parole.

 

La parole des personnages

 

La parole des personnages s’avère aussi être un vecteur de la stase. Mais dans le cas présent la stase ne se réalise pas par le silence [26], mais tout au contraire par la dépense verbale. Les non-dits qui ont été évoqués précédemment et le mutisme absolu du frère-fils sont submergés par une parole surabondante, par un débordement verbal des femmes. Lagarce, dans toute son œuvre, revient à un théâtre très rhétorique. Dans JMM, ce sont des monologues ou des soliloques dans lesquels chaque femme, en écho aux autres, dit les vicissitudes de son attente, en se parlant plus à soi-même ou au spectateur qu’aux autres personnages féminins de sa famille. Les vrais dialogues, qui traditionnellement sont les agents principaux des conflits dramatiques, sont très rares. On assiste plus à une rhapsodie de discours qu’à un dialogue. En fait, les femmes forment d’abord un chœur qui réunit des caractéristiques thématico-structurelles : répéter l’arrivée du frère-fils, parler de soi-même en parlant de sa propre attente, reconnaître directement ou indirectement que le verbe « attendre » restera au centre de la vie, dire ce que l’on pense et ce que l’on imagine du frère-fils, évoquer directement ou par détour ses relations avec les autres femmes de la famille, éventuellement souligner le poids psychologique et social que l’on donne à la bourgade, et enfin rêver sans y croire d’un avenir différent. Cette union des voix constitue une structure chorale [27] de la stase dramatique, conjuguant ainsi la convergence énonciative avec la discordance de certaines opinions.

 

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[19] Jean‑Pierre Sarrazac, « De la parabole du fils prodigue au drame-de-la-vie », art. cit., pp. 271-296.
[20] Ibid., p. 29.
[21] Une des sœurs l’évoque à propos des commentaires qui sont faits sur leur fidélité au souvenir de leur frère.
[22] Jean‑Pierre Sarrazac, La Reprise (réponse au post dramatique), dans « Etudes théâtrales. La réinvention du drame (sous l’influence de la scène) », Op. cit., p. 7.
[23] Julie Valéro, « Diarisme et écriture dramatique : du journal à l’espace autobiographique », dans Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, IV, Colloque de Paris III, Op. cit., pp. 237-252.
[24] Christina Mirjol, « L’oublié, tous les oubliés », dans Europe, Op. cit., p.71.
[25] Jean‑Pierre Sarrazac, « De la parole du fils prodigue au drame-de-la-vie », art. cit., p. 277.
[26] « Cette stase dramatique », selon Louis Jouvet, Réflexions du comédien, Paris, Librairie théâtrale, 1986, p. 156.
[27] Geneviève Jolly, « La choralité ou la mise en mouvement de la parole », dans Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, IV, Colloque de Paris III, Op. cit., p. 222.