La Stase dramatique chez Jean-Luc Lagarce
J’étais dans ma maison et j’attendais que
la pluie vienne

- Jean-Paul Dufiet
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Le retour ne met pas un terme à l’attente ; il n’est pas un agent transformateur de la situation et il n’inaugure pas un recommencement de la vie. L’attente ne connaît pas d’épilogue et l’enlisement des cinq femmes se prolonge, entre le verbe « attendre » et l’adverbe « toujours », l’un et l’autre continuellement répétés. D’ailleurs, au plan dramaturgique, la scène du retour n’est pas montrée aux spectateurs ; elle est seulement dite, au passé, au passé simple même, séparée du présent, et le frère-fils n’apparaît jamais en scène. Celui qui était attendu est revenu, et c’est peut-être pire que de ne pas voir Godot arriver. D’ailleurs, rappelons qu’En attendant Godot commence par le retour d’Estragon que Vladimir attendait. Estragon, qui croyait être parti pour toujours [10], au cours de son bref éloignement a dormi dans un fossé et n’a récolté que des coups [11]. Le début d’En attendant Godot n’offre-t-il pas le schéma que JMM porte à l’extrême ? Le frère-fils est allé prendre des coups, seul, hors du cocon familial et il revient dans un très piteux état. Les cinq femmes racontent qu’il s’est écroulé au seuil de la porte, sans rien dire, et qu’elles l’ont mis dans son lit. Elles le soignent et le veillent. Rapidement, elles le considèrent comme au bord de la mort : « Désormais tout le temps où il sera dans sa chambre, tout ce temps qu’il prendra à s’épuiser, à disparaître, tout le temps qu’il prendra à mourir, le temps de l’agonie » (p. 22). Seules les femmes apparaissent en scène, sans que la dramaturgie ne donne sens à leur attente qui ne fut nourrie que d’illusions. Grâce au motif de l’attente, Lagarce construit une stase dramatique, et en même temps, il écrase les réserves d’imaginaire qu’on pourrait lui attribuer.

Les cinq femmes en scène vont donc raconter leur attente passée, ausculter leur attente présente, et entrevoir, toute illusion abandonnée, leur immobilisme à venir. Nous sommes ici dans ce que Jean-Pierre Sarrazac appelle « l’infradramatique » [12] qu’il définit comme une absence de progression dramatique ; rien ne se noue ni ne se dénoue, l’univers de référence est absolument quotidien et « la subjectivation » envahit situation et discours. L’attente semble d’ailleurs être un destin subi, un état de l’être qui a renoncé à toute décision. Cet accent de mélancolie qui domine le texte pourrait aussi être retourné en ironie désabusée : à force d’attendre le frère « sans espoir de rien » [13], les femmes ont préféré attendre la pluie, parce qu’elle, au moins, ne manque jamais très longtemps, et qu’elle apaise.

 

Une dramaturgie de la stase

 

Les personnages qui attendent sont entièrement enveloppés dans un temps immobile et répétitif et dans un espace unique où s’incruste leur patience. C’est ce que dit L’Aînée dès la première réplique du texte :

 

Je regardais le ciel comme je le fais toujours,
comme je l’ai toujours fait,
je regardais le ciel et je regardais encore la campagne qui descend doucement et s’éloigne de chez nous, la route qui disparaît au détour du bois (p. 7).

 

L’espace subit une double clôture. C’est d’abord l’espace référentiel qui est borné, sans horizon. Aucune étendue n’existe au-delà de ce que voit L’Aînée. Mais son paysage intérieur, comme celui des autres femmes, n’est pas plus vaste que le paysage réel : celui qui est parti obsède tous les esprits. L’espace clos, qui pourrait enserrer une action dramatique, comme dans tout le théâtre classique, enferme dans l’inaction.

La durée de la parole des cinq femmes est elle aussi limitée. Il ne leur faut qu’une seule journée pour dire toutes leurs années d’attente, dont elles ont d’ailleurs perdu le compte. Mais cette journée n’a pas de date. On ne sait pas quelle heure il est dans le temps de cette famille. En fait, le retour est comme la date de l’épilogue de l’attente, le jour où chacune éprouve la confirmation qu’il n’y aura pas de retrouvailles authentiques. Aux limites visuelles de l’espace fait ainsi écho l’enfermement de toutes les temporalités dans la parole. L’énonciation dit le présent au passé : « Aujourd’hui, en ce jour précis, je pensais à cela, en ce jour précis, je pensais à cela » (p. 8) [14]. Arrive un imparfait là où s’imposerait un présent. Mais le futur aussi est absorbé par l’énonciation fictionnelle : « Il nous quitte, il nous laisse, c’est nous qui toujours, là, toutes les cinq, c’est nous, toutes, qui l’attendrons, toutes ces années perdues, restées bloquées, épuisées, là » (p. 38). Le trauma indélébile du départ du frère-fils est le point de départ de toutes les énonciations des personnages. Dans la stase, c’est le présent qui ne se présente plus, parce que chaque instant est identique au passé, et promis à la chaîne des répétitions. Toutes les temporalités s’annulent ou se confondent. La pièce est à « l’écart du temps » [15].

En l’absence de toute progression dramatique au sens classique, JMM enchaîne des discours de manière très relâchée. En somme, la composition semble parfois hasardeuse ou même inexistante : « De la déliaison entre les différents moments (…) Lagarce fait même le principe de sa dramaturgie » [16]. L’enchaînement « chronologique et causal » [17] est réduit au minimum avec ce départ ancien, qui entraîne l’attente à laquelle répond finalement le retour muet. On parlera ici d’un art de l’évidement théâtral. En fait, le texte élimine les événements, les narrations, les scènes. On ne voit aucune rencontre, aucun échange entre le frère-fils et les cinq femmes. Et pas même une bribe de discours rapporté du frère-fils ne parvient au spectateur. Les cinq femmes elles-mêmes répètent qu’elles n’ont pas d’histoire, et celui qui est revenu se tient hors de la parole échangée [18]. La dramaturgie de la stase est aussi une construction elliptique, métonymique, une pointe d’iceberg qui exige que le spectateur accepte l’absence de réponses.

 

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[10] Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 2014, p. 9.
[11] Ibid., p. 10.
[12] Jean-Pierre Sarrazac, « La reprise (réponse au post dramatique) », dans Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette (dir.), Etudes théâtrales. La réinvention du drame (sous l’influence de la scène), n° 38-39, 2007, p. 7 (consulté le 5 janvier 2021).
[13] Ibid., p. 9.
[14] Nous soulignons.
[15] Christophe Bident, « L’Expérience du personnage », dans Europe, n° 969-970, 2010, p. 60.
[16] Jean-Pierre Sarrazac, « Jean-Luc Lagarce, le sens de l’humain », dans Europe, Op. cit., p. 5.
[17] Ibid., p. 5.
[18] Le dispositif de Juste la fin du monde est plus disert. Louis, qui revient dans la demeure familiale pour annoncer sa mort, en dit plus au spectateur qu’à ses parents ; toutefois, il est bien loin lui aussi de raconter une histoire complète.