Stase et éclatement des barrières du temps
chez le personnage yourcenarien

- Claude Benoît
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Plusieurs fois, au cours de sa vie, il a frôlé la mort. Jeune soldat, un « délire d’intrépidité » lui masquait les risques encourus : « un être grisé de vie ne prévoit pas la mort. Elle n’est pas ; il la nie par chacun de ses gestes » (MH, 65). Mais plus tard, au camp de Béthar, les premières crises qui annonçaient sa maladie cardiaque se manifestèrent comme de brèves agonies durant lesquelles le malade se sentit mourir : « L’espace d’une seconde, je sentis les battements de mon cœur se précipiter, puis se ralentir, s’interrompre, cesser ; je crus tomber comme une pierre dans je ne sais quel puits noir qui est sans doute la mort » (MH, 265). Cependant, le plus poignant de ses contacts avec la mort sera celui du suicide d’Antinoüs, quand il découvrira sa réalité la plus brutale : « Cette mort serait vaine si je n’avais pas le courage de la regarder en face, de m’attacher à ces réalités du froid, du silence, du sang coagulé, des membres inertes […] » (MH, 227).

Les moments de méditation sur la mort constituent les stases les plus fréquentes qui trouent et bousculent continuellement le cours de la narration autobiographique. Les temps se confondent car le présent du discours du narrateur est assailli par le passé du souvenir alors que le futur se réduit progressivement jusqu’à s’annuler à la fin du roman. D’autre part, ces interruptions fréquentes ralentissent le tempo du récit et imprègnent le roman d’une atmosphère pleine de gravité, de tristesse et de mélancolie.

 

L’Œuvre au noir : un récit lacunaire

 

Contrairement aux œuvres antérieures à 1960, L’Œuvre au noir [16] est un roman écrit à la troisième personne, comme le sera plus tard Un Homme obscur [17], le dernier de Marguerite Yourcenar. Roman historique dont les personnages imaginaires sont calqués sur plusieurs grandes figures de la Renaissance, il se divise en trois parties : les deux premières – « La vie errante » et « La vie immobile » – de longueur semblable puis une partie finale, plus courte – « La prison » –, qui vient donner son sens à l’œuvre tout entière.

« La vie errante » est censée retracer le parcours vital de Zénon depuis sa naissance à Bruges jusqu’à son retour à cette même ville vingt ans plus tard. Elle est encadrée par deux conversations fondamentales entre Zénon, l’aventurier du savoir, et son cousin Henri-Maximilien, qui part pour les guerres d’Italie, avide de gloire et de plaisirs. Lorsqu’ils se retrouvent, par hasard, à Innsbruck, repassant leurs aventures, confrontant leurs goûts et leurs idées au long d’une sorte de bilan existentiel, cette longue conversation permet au lecteur de prendre connaissance, bien que partiellement, des voyages, des péripéties, des persécutions, des épreuves vécus par Zénon et des quelques aventures guerrières et amoureuses de son cousin. Le dialogue se substitue à la narration habituelle des faits, mais ceux-ci sont décrits à distance et semblent manquer d’importance face à l’exposition idéologique réalisée par les deux cousins lorsqu’ils défendent, chacun de son côté, deux conceptions de la vie radicalement différentes.

Or, tout comme dans le chapitre « La voix publique », où les déplacements et actions de Zénon sont suggérés comme de simples hypothèses par les rumeurs qui circulent à son sujet [18], dans la conversation à Innsbruck, le récit en est lacunaire, voire désordonné et le lecteur perçoit clairement la dévaluation des événements par rapport à la délibération et à l’exposition des idées des protagonistes. Comme le souligne Elena Real, « l’avènement des faits a moins d'importance que leur interprétation » [19]. La péripétie, qui particularise l’individu, perd son poids existentiel face à la généralisation, et à la tendance à l’universalisation [20] :

 

J’ai passé vingt ans dans ces petites péripéties qui dans les livres s’appellent des aventures. (…) Science et contemplation ne sont point assez, frère Henri, si elles ne se transmutent en puissance : le peuple a raison de voir en nous les adeptes d’une magie blanche ou noire (ON, 147).

 

Au cours du roman, nous avons sélectionné plusieurs passages qui illustrent les moments de stase vécus par Zénon : la crise intérieure de « L’abîme », au début de la seconde partie – La vie immobile –, le bain sur la plage de Heyst, dans le chapitre « La promenade sur la dune », puis, dans la partie finale –  La prison –, les longues journées d’incarcération et les derniers instants du médecin philosophe alchimiste.

Après son retour à Bruges, sa ville natale, sous une fausse identité car il désire échapper aux poursuites des autorités religieuses dues à la condamnation de ses livres, le docteur Sébastien Theus ressent sa nouvelle vie comme une pénible captivité et ce sentiment de claustrophobie, chez un homme qui avait choisi une vie nomade et aventureuse, provoque en lui une profonde crise intérieure :

 

Il vivait à peu près claquemuré dans son hospice de Saint-Cosme, prisonnier d’une ville, et dans cette ville d’un quartier, et dans ce quartier d’une demi-douzaine de chambres. (…) Mais ce rétrécissement du lieu, ces répétitions quasi mécaniques des mêmes gestes se produisaient (…). Sa vie sédentaire l’accablait comme une sentence d’incarcération qu’il eût prononcée sur soi-même […] (MH, 210).

 

Ce malaise existentiel apparaît comme une prémonition du véritable emprisonnement auquel sera condamné le personnage quelques années plus tard. La claustration de Zénon ayant rompu son rythme vital habituel, « après les agitations de trente-cinq ans » (MH, 211), il traverse un processus de dissolution – mors philosophica – selon les théories alchimiques du Grand Œuvre. Les idées, la substance, son propre corps, ses souvenirs, ses actions passées, les rencontres, les travaux, semblent soumis à cette dissolution et calcination des formes, qui est « la part plus difficile du Grand Œuvre, l’Œuvre au noir.  Solve et coagula » (MH, 237). « Zénon lui-même se dissipait comme une cendre au vent » (MH, 237) Il s’ensuit, pendant ces moments de transformation de l’être tout entier, un bouleversement des notions temporelles :

 

Cette existence immobile bouillonnait sur place. Le temps, qu’il avait imaginé pouvoir peser entre ses mains comme un lingot de plomb, fuyait et se subdivisait comme les grains du mercure. Les heures, les jours, les mois avaient cessé de s’accorder aux signes des horloges, et même au mouvement des astres (MH, 211).

 

Non seulement le temps a cessé de s’accorder à nos mesures humaines, mais il traverse ses frontières et se dilate pour se confondre avec le non-temps, l’éternel : « Le temps et l’éternité n’étaient qu’une même chose, comme l’eau noire qui coule dans une immuable nappe d’eau noire » (MH, 213).

 

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[16] Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir, Paris, Gallimard, « Folio », 1968 (ON).
[17] Marguerite. Yourcenar, Un homme obscur in Comme l’eau qui coule, Paris, Gallimard, 1982 (HO).
[18] « On sut plus tard qu’il avait d’abord passé quelque temps à Gand (…). On crut ensuite l’avoir vu à Paris (…). On crut le reconnaître en Languedoc (…) et, vers la même époque, en Catalogne » (ON, 74).
[19] Voir « L’antithèse dans L'Œuvre au noir », dans Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international, sous la direction d’Elena Real, Valence, Université de Valence, 1986, pp. 167-173.
[20] Cette tendance est de plus en plus marquée dans les œuvres de notre auteur.