Stase et éclatement des barrières du temps
chez le personnage yourcenarien

- Claude Benoît
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En même temps, pour lui, le temps s’est transformé ; il n’obéit plus aux mêmes lois. Un court moment d’assoupissement vaut plus qu’une nuit entière :

 

Je m’endormis. Le sablier m’a prouvé que je n’avais dormi qu’une heure à peine (…) ; mon temps se mesure désormais en unités beaucoup plus petites. (…) Le sommeil, en si peu de temps, avait réparé mes excès de vertu avec la même impartialité qu’il eût mise à réparer ceux de mes vices » (MH, 27).

 

Mais le sommeil, si réparateur qu’il soit, s’assimile à la mort. Endormis, tous les hommes sont égaux, comme dans la mort. « Caïus Calígula et le juste Aristide se valent ; Je dépose mes vains privilèges ; je ne me distingue plus du noir janiteur qui dort en travers de mon seuil » écrit Hadrien (MH, 27). Nos épisodes de sommeil sont les « évidences presque obscènes de nos rencontres avec le néant, preuves que chaque nuit nous ne sommes déjà plus… » (MH, 28).

Le narrateur laisse errer ses pensées, formule ses opinions à partir de son expérience alors que le temps a cessé de compter pour lui et qu’il n’avance plus car il obéit maintenant à un compte à rebours : « Le premier venu peut mourir tout à l’heure, mais le malade sait qu’il ne vivra plus dans dix ans. Ma marge d’hésitation ne s’étend plus sur des années, mais sur des mois » (MH, 13).

Bien différents sont les chapitres dédiés au récit biographique proprement dit. Suivant une chronologie assez fidèle aux faits, la narration s’étend de la plus jeune enfance jusqu’à la dernière séance de l’empereur au Sénat et l’acceptation de son testament politique. Récits de guerres et de batailles, intrigues politiques, grands travaux de construction, essor et protection des Beaux-Arts, progrès sociaux, traités de pacification, aventures amoureuses, rencontre d’Antinoüs, années de gloire et de bonheur, suicide du Bithynien, période de désespoir, guerre de Judée et déclaration de la maladie…

Mais, ici encore, paradoxalement, nous nous trouvons face à une dévaluation de l’événementiel au profit de la méditation. Sur ce point, toute la critique yourcenarienne est bien d’accord. Comme le soulignait déjà Elena Real en 1985 dans son article « Le Pouvoir dans Mémoires d’Hadrien », on y trouve de « constantes suspensions du récit provoquées par des digressions (méditations, réflexions, commentaires) » [9]. Dans le même sens, Henriette Levillain, dans un essai de 1992 sur ce roman, écrivait : « L’intérêt que le lecteur porterait, si c’était un roman historique, à l’énoncé des événements sera constamment décalé » [10], et elle ajoutait : « L’énoncé des faits n’est pas fait pour lui-même, sauf exceptions notables, mais comme un prétexte à méditation » [11].

Quelques années plus tard, Brian Gill, dans un article intitulé « Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien et la rhétorique » [12], insiste sur cette « dévaluation de l’événementiel » [13] au long du roman et note en outre que la chronologie du texte ne respecte pas celle de la narration. Elle « est bien plus celle de ces relais méditatifs que des événements qui les entourent, et ces événements sont souvent évoqués comme accessoirement, pour mieux situer le moment où Hadrien pensait ceci ou cela » [14]. Il se produit donc une rupture réitérative de la temporalité au gré des réflexions du personnage et suivant le plus souvent l’ordre capricieux de ses souvenirs : « Les dates se mélangent : ma mémoire se compose d’une seule fresque où s’entassent les incidents et les voyages de plusieurs saisons » (MH, 178).

Parfois, au cœur de la narration, apparaissent des moments de quiétude durant lesquels Hadrien se livre à la contemplation de la nature, des astres, d’un lever de soleil ou d’un paysage marin qui l’entraîne dans une profonde méditation. Deux exemples suffiront pour mettre en relief ces épisodes de stase, d’abandon de l’individu à la contemplation : l’extase de la nuit syrienne et l’ascension de l’Etna.

En effet, Hadrien, depuis son enfance, avait hérité de son grand-père Marullinus la coutume de l’observation des astres (MH, 40) :

 

Depuis les nuits de mon enfance, où le bras levé de Marullinus m’indiquait les constellations, la curiosité des choses du ciel ne m’a pas quitté. (…) Une fois dans ma vie, j’ai fait plus : j’ai offert aux constellations le sacrifice d’une nuit tout entière. (…) Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l’aube à ce monde de flamme et de cristal (MH, 163-164).

 

La réflexion qui s’ensuit montre qu’il s’agit d’une expérience unique, d’un moment extraordinaire, durant lequel le personnage sent le temps se dilater à l’infini : « J’ai connu plus d’une extase¸ il en est d’atroces, et d’autres d’une bouleversante douceur. Celle de la nuit syrienne fut étrangement lucide. (…) Mais la nuit syrienne représente ma part consciente d’immortalité » (MH, 164-165).

Quelques années plus tard, désireux d’assister au spectacle grandiose du lever du soleil contemplé du haut de l’Etna, l’empereur en fit l’ascension en compagnie d’Antinoüs. Le lecteur assiste à ce phénomène cosmique à travers le regard du narrateur qui nous le décrit. Je soulignerai, au passage, la répétition du terme « immortalité », qui exprime clairement la même dilatation temporelle accompagnant ces deux expériences de contemplation extatique :

 

une immense écharpe d’Iris se déploya d’un horizon à l’autre ; d’étranges feux brillèrent sur les glaces du sommet ; l’espace terrestre et marin s’ouvrit au regard jusqu’à l’Afrique visible et la Grèce devinée. Ce fut l’une des cimes de ma vie. Rien n’y manqua, ni la frange dorée d’un nuage, ni les aigles, ni l’échanson d’immortalité (MH, 179).

 

Toutefois, le thème majeur des méditations d’Hadrien est bien celui de la mort. Selon la romancière, l’existence humaine est une préparation constante à la mort. Le « que philosopher, c’est apprendre à mourir » de Montaigne apparaît comme l’axe central autour duquel se construisent tous ses romans [15]. « Quelques années plus tard, dit Hadrien, la mort allait devenir l’objet de ma contemplation constante, la pensée à laquelle je donnais toutes les forces de mon esprit […] » (MH, 164). Il a réalisé des expériences de nécromancie, il a sacrifié des animaux pour tenter de comprendre en quoi consiste vraiment cette séparation du corps et de l’esprit, cette disparition d’un monde connu pour pénétrer dans des lieux froids et obscurs : « La curiosité m’avait pris de ces régions intermédiaires où l’âme et la chair se mélangent, (…) où la vie et la mort échangent leurs attributs et leurs masques » (MH, 198). Mais le mystère de la mort demeure impénétrable et force lui est d’avouer : « Après tant de réflexions et d’expériences parfois condamnables, j’ignore encore ce qui se passe derrière cette tenture noire » (MH, 165).

 

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[9] Elena Real, « Le Pouvoir dans Mémoires d’Hadrien », dans Il Confronto letterario, supplément au nº5, 1986, pp. 17-29.
[10] Henriette Levillain, Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 1992, p. 29.
[11] Ibid., p. 105.
[12] Article paru dans L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, sous la direction de Maria José Vázquez de Parga, Tours, SIEY, 1995, Vol.1, pp. 185-196.
[13] Ibid., p. 186.
[14] Ibid., p. 188.
[15] Dans les trois romans que nous étudions, le personnage pense à la mort et en fait l’expérience quand il arrive au terme de sa vie. Hadrien, Zénon et Nathanaël finissent par mourir à la fin du roman, chacun à sa manière.