Les troubles « pho(au)tobiographiques »
de Francesca Woodman

- Emma Viguier
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Fig. 2. Fr. Woodman, but lately
I find...
, 1979-1980

Fig. 3. Fr. Woodman, Self-deceit #1, 1978

Fig. 4. Fr. Woodman, Self-deceit #2, 1978

Figs. 5. Fr. Woodman, Self-deceit #7, 1978

Un territoire pho(au)tobiographique flottant (et fragile)

 

« J’écris donc je suis » [25], écrivait Georges Gusdorf dans Auto-bio-graphie. Je me photographie donc je suis. Je crée donc je suis. Pourtant, il est difficile de dire la vérité, de faire la vérité sur ce « je suis », qu’importe l’écriture (à l’encre ou aux sels d’argent). Tout projet autobiographique est « circonfessionnel » selon Jacques Derrida [26] et se déploie en une graphie « qui tourne autour d’un aveu sans le fermer sur une vérité, qui tourne autour d’un aveu s’ouvrant sur la possibilité de ne pas être une vérité », écrit Ching Selao dans l’article « (Im)possible autobiographie » [27]. Il ne s’agit pas alors de saisir une identité homogène, fixe, ni une prétendue vérité du sujet se sondant lui-même, mais d’appréhender ou plutôt de faire face à de la dissémination, de la « fuyance » (mais n’est-ce pas là sa vérité ?). En cela Francesca nous ouvre à l’écriture d’un « je suis floue », fluide et glissante, impossible à saisir véritablement. Le miroir-photographie ici ne peut constater un « je suis » stable… D’ailleurs, pour elle, chercher à se regarder de face, en face, est d’une violence rare : le miroir tranche, coupe l’œil ; ce qu’il renvoie est pire que l’aveuglement du soleil. En témoigne cette phrase écrite de sa main sur la marge d’un tirage photographique et tenant lieu de titre : « Mais je viens de m’apercevoir qu’un éclat de miroir servait simplement à trancher une paupière » (But lately I find a sliver of mirror is simply to slice an eyelid, New York, 1979-1980) (fig. 2).

La série Self-deceit, réalisée à Rome en 1978, est révélatrice de cet impossible face-à-face : un espace abandonné aux murs écaillés, une jeune femme nue, un fragment de miroir et de la lumière, beaucoup de lumière. La première photographie (fig. 3) dévoile l’artiste semblant ramper au sol à la découverte de son image reflétée dans un miroir posé contre le mur (Self-deceit #1). Qu’en fait-elle de ce miroir ? Elle s’en empare, le déplace, fait refléter l’espace autour d’elle (Self-deceit #2). La lumière renvoyée par le miroir est aveuglante (fig. 4). Elle porte ensuite le miroir cassé devant son visage tel un masque-écran (Self-deceit #4). Mais ici, le miroir ne se contente pas d’oblitérer le visage de l’artiste en le cachant, en l’amputant, il permet un jeu de miroitement. De dos (Self-deceit #3) ou de face (Self-deceit #4), collée au mur altéré, elle semble utiliser la réflexion de la lumière sur son corps pour se confondre avec le fond : les marbrures de la lumière sur sa peau prolongent celles du mur chiné, décrépi. L’écran-miroir devient alors un médium lui permettant de réfléchir à la manière d’exposer et de cacher, voire d’effacer, dans un même mouvement, le sujet photographié en utilisant la lumière comme matière scripturaire [28]. Posé en équilibre contre ce mur délabré, le miroir devient alors un abri, un refuge derrière lequel se faufiler, se glisser (Self-deceit #5), et à côté duquel se sentir bien, apaisée (Self-deceit #6), peut-être parce qu’elle s’y fond, s’y confond : la surface du miroir et le dos de l’artiste sont parsemés des mêmes taches, comme l’espace alentour par ailleurs.

Le miroir avec lequel Francesca joue sur ces images, est-il le révélateur de moi-même ou l’outil de ma cachette ? Surface qui dissimule, refuge, écran, surface vide aussi, il est difficile de faire face au miroir, il est difficile d’être dans ce miroir, de s’y trouver, de s’y reconnaître (il tranche ma paupière, souligne-t-elle). Peut-être est-ce ce qu’elle perçoit dans cette première photographie en découvrant son image dans le miroir ? Peut-être voit-elle que la seule issue est de sortir du miroir ? C’est ce que nous montre la dernière image de la série (Self-deceit #7) : Francesca s’est désolidarisée du miroir, mais se coupant de lui, elle est devenue floue. Les contours et la densité de son corps sont si incertains qu’elle semble en train de disparaître. Et le miroir, posé frontalement contre le mur, bien net lui dans ses contours, révèle le trépied du dispositif photographique et l’Autre – un homme semble-t-il, mais cela pourrait tout autant être nous-mêmes, spectateurs – ; autre qui, peut-être photographie la scène ou joue son rôle de complice (fig. 5).

Self-deceit dit le titre de la série photographique. Le « soi-même » est un leurre, une tromperie [29]. Notons que dans la monographie remarquable de l’artiste écrite par Chris Townsend, le titre Self-deceit est traduit par « Aveuglement » [30] : le soi-même est un leurre, il aveugle. Et elle s’aveugle et nous aveugle sans cesse. Comme nous avons pu le voir dans les exemples précédents, outre les effets de miroitement, la lumière – matière d’écriture de la photographie – irradie les formes, floute les contours, introduit de la confusion. Si l’écriture autobiographique est censée établir, saisir, l’écriture photographique woodmanienne, par l’action de la lumière, dessaisit, dissout, évanouit… Francesca écrit :

 

Il y a un moment mes images se sont mises à devenir de plus en plus petites, maintenant elles deviennent de plus en plus blanches bientôt il ne restera que de petites (…) zones de lumière [31].

 

Contre l’autobiographie - Contre la photographie (et tout contre elles)

 

L’autoreprésentation par le miroir, par la photographie, de même que l’autobiographie, sont censées mettre le sujet face à lui-même, face à l’exigence de sa saisie, mais surtout, finalement, face à son énigme.

 

Au cœur d’un ensemble d’œuvres qui, en tant qu’autoportraits, peuvent apparaître comme une étude sur le « moi », se trouve une profonde énigme de la vision, une sorte de « non-entité » se représentant elle-même comme entité [32].

 

Tel est le paradoxe œuvré par l’artiste : elle s’expose tout entière au sein de ses images, fait présence ou presque-présence, fait expérience, tout en restant constamment fuyante, voire insaisissable. Le se-montrer/se-dire pho(au)tobiographique devient étrangement un se-cacher/se-taire ou un montrer-se-cacher et un dire-se-taire. L’œuvre se dévoile alors comme une pho(au)tobiographie en suspension. En reprenant le concept établi par Paul de Man, nous pourrions supposer qu’elle explore et pratique la pho(au)tobiographie comme de-facement [33] en une sorte de « dé-visagement » ; soit « dévisager » pour « envisager » autrement : le flou du sujet, ses dissimulations, ses déplacements, ses hésitations, ses incertitudes, constitueraient-ils la « véritable » et « authentique » écriture photographique de soi ? Par l’écriture, par cette graphie propre à l’image, le moi se sonde, se déconstruit et se (re)construit, se dissout et s’engendre. Ce qui suppose que le mouvement introspectif tout comme la « figuration » de soi de l’autobiographie ne relève pas tant du projet autobiographique en lui-même que de l’action et de l’engagement de l’écriture, dans l’écriture (ou au dedans). Le médium, avec toutes ses ressources et spécificités, serait alors à envisager comme ce qui interroge (ou problématise) l’auto et le bios de l’autobiographie mise en image.

 

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[25] G. Gusdorf, Lignes de vie, tome 2, « Auto-bio-graphie », Paris, Odile Jabob, 1991, p. 490.
[26] J. Derrida, « Circonfession », dans G. Bennington et J. Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, « Les contemporains », 1991.
[27] C. Selao, « (Im)possible autobiographie : Vers une lecture derridienne de L’amour, la fantasia d’Assia Djebar », Etudes françaises, vol. 40, n°3, 2004, p. 137. En ligne sur le site Erudit.org (consulté le 21 mai 2019).
[28] « Sur un plan photographique, toute personne est une créature de la lumière » écrit Chris Townsend (Francesca Woodman, Op. cit., p. 15).
[29] Soi-même comme duperie, comme leurre. Deceit peut en outre se traduire par « duplicité ». Le verbe deceive ayant un aspect actif, on pourrait souligner l’idée d’intention de tromper quelqu’un, d’autant qu’en termes juridiques, deceit désigne « la fraude ».
[30] Ch. Townsend, Francesca Woodman, Op. cit., p. 15.
[31] Fr. Woodman, Carnet n°6, non daté, dans ibid., p. 245.
[32] Ch. Townsend, Francesca Woodman, Op. cit., p. 8.
[33] P. de Man, « Autobiography as De-facement », MLN, Vol. 94, n° 5, Comparative Literature, The John Hopkins University Press, décembre 1979, pp. 919-930. Voir aussi Ch. Townsend, Francesca Woodman, Op. cit., p. 56.