Les troubles « pho(au)tobiographiques »
de Francesca Woodman

- Emma Viguier
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Fig. 1. Fr. Woodman, Self-portrait
at 13
, 1972

Quel programme pho(au)tobiographique ?

 

Si le pacte référentiel induit un gage d’adhérence au réel, d’authenticité et de vérité, si l’acte photographique est perçu comme un instant autobiographique, la façon la plus franche d’approcher l’écriture en images de soi par soi est justement de retourner son appareil vers (ou contre) soi. Les pratiques de l’autoportrait ou de l’autoreprésentation photographique sont bel et bien des « autographies » qui œuvrent à cerner, du moins à explorer, quelque chose du bios, de l’identité, un souci de soi comme objet de représentation, de même que les rapports qui se nouent entre le sujet et l’image, entre le sujet et son image.

« Je suis moi-même la matière de mon livre » [17], écrivait Montaigne dans son adresse au lecteur qui ouvre ses Essais. « Je suis moi-même la matière de mes photographies », lui répondrait à coup sûr Francesca Woodman. Car la jeune artiste œuvre à corps perdu par, avec et dans la photographie. Par son travail profondément intime et sensible, fondé sur l’exploration de soi et du médium lui-même, elle fait de la photographie une seconde peau : « Etre photographiée m’aide à être moi » [18], écrit-elle dans son journal. Et l’on pensera à ces mots de Gilles Mora issus du « Manifeste photobiographique » :

 

La photographie constitue donc pour nous, et avant tout autre préalable, un amplificateur d’existence (…). Témoin biographique par essence, nous la ferons rebondir de toutes nos forces au cœur de notre projet autobiographique, jusqu’à ne plus savoir s’il convient de vivre pour photographier ou de photographier pour vivre [19].

 

Francesca Woodman a 13 ans lorsque son père, l’artiste George Woodman, lui offre son premier appareil photographique, un Yashica reflex 6 x 6. Assise sur le sofa de la maison familiale, elle prend alors sa première photographie qui est aussi son premier autoportrait : Self-portrait at thirteen (Antella, Italy, 1972). Que montre-t-elle ? Que nous « dit » l’artiste ? Notre œil suit le tracé flou en diagonale imposé par le déclencheur à distance telle une flèche en direction de sa main puis de son visage pour finalement ne rien révéler. La jeune fille tourne la tête. Son visage qui, en tant qu’autoportrait, est censé être le cœur de l’image, le visible et le sens de la représentation, est ainsi dissimulé par sa longue chevelure : en lieu et place du visage, c’est son revers que nous observons. En outre, le premier plan de la photographie est volontairement flou, et ce flou semble se propager par le cordon du déclencheur vers l’artiste assise, située au second plan. Aussi, la lumière qui se projette à gauche commence à irradier et dissoudre les formes : la manche de son pull, le sommet de sa tête. Par son acte photographique, son geste de déclenchement – cet instant autobiographique –, la jeune fille semble mettre en œuvre un brouillage visuel, une sorte de pacte avec l’œil de l’appareil comme avec le nôtre, qui s’énonce comme le programme pho(au)tobiographique à venir… Autoportrait à 13 ans donc (fig. 1).

S’ensuivent de nombreuses autoreprésentations qui mettent en lumière l’acte même de prise photographique. Parfois le câble du déclencheur à distance est visible, reliant l’opérateur photographié à l’appareil (Self-portrait at thirteen, Antella, Italy, 1972 ; Swan Song series, Providence, Rhode Island, 1978). Parfois, la photographie semble être prise à bout de bras (On Being an Angel, Providence, Rhode Island, 1977). Parfois, c’est le reflet d’un miroir qui révèle l’artiste comme corps-sujet photographié et en train de se photographier (Untitled, New York, 1979-1980). Enfin, le plus souvent, c’est le retardateur de l’appareil qui œuvre – quand ce n’est pas un ou une ami/e qui photographie Francesca (Self-portrait, Providence, Rhode Island, 1975-1976 ; House #3, Providence, Rhode Island, 1976 ; Space2, Providence, Rhode Island, 1976 ; Self-deceit serie, Rome, 1978). Mais ce ne sont pas tant les « prises » photographiques qui nous intéressent ici que la façon dont la jeune artiste se montre et se dit.

« L’autobiographie gêne. Elle gêne intellectuellement, esthétiquement, affectivement. C’est là ce qu’elle a de meilleur » [20], écrit bien justement Philippe Lejeune. Si l’autobiographie gêne, la photographie gêne aussi. Nous remarquons indéniablement une certaine faiblesse du médium photographique pour le projet autobiographique. Malgré le pacte référentiel, le gage d’authenticité, engagés par le médium argentique, l’a-lethéia, ce dévoilement de la vérité de l’être, y est bien difficile à appréhender. Le projet pho(au)tobiographique de Francesca Woodman se heurte en effet à quelques obstacles. Car l’autoreprésentation photographique est toujours une exploration lacunaire de soi-même, fragmentée, trouée, boiteuse, d’autant plus que le corps-sujet exposé de l’artiste ici est loin d’être l’affirmation d’un « je » qui médite sur lui-même, qui s’autoreprésente « maître » de son image, qui s’offre et s’exhibe en une figure d’autorité visuelle. Dans les photographies, ce « je » est au contraire voilé, dissimulé, incertain, fugitif, indistinct, disparaissant. Loin du dévoilement et du partage, loin de tout pacte de transparence, le « je » se montre en retrait, en repli, voire en résistance [21]. Certain/e/s y voient un doute identitaire, quand bien même un désir, déjà insistant, de disparaître (annonciateur de son suicide) : peut-être… Mais Francesca l’assume (et elle en joue et/ou le travaille esthétiquement) [22]. D’ailleurs, chercher à se regarder en face, de face, en dedans, est chose vaine : « vous ne pouvez me voir de là où je me regarde » [23], écrit-elle. N’est-ce pas précisément ce qu’énonce son premier autoportrait ? Parce que le « voir » (en face, de face, en dedans) dans l’œuvre de Francesca Woodman est toujours du côté du décevoir (mais d’un décevoir « actif » qui travaille autant ses images que nos regards) : voyez que vous ne pouvez me voir et « […] sachez que je suis en train de vous cacher quelque chose […] » [24].

 

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[17] M. de Montaigne, « Avertissement de l’auteur » (« Advertissement de l’autheur »), dans Essais, Livre premier, Paris, Langlois & Gueffier, 1796, p. viij : « Je suy moy-mesme la matiere de mon livre ».
[18] Fr. Woodman, Carnet n°6, non daté, dans C. Townsend, Francesca Woodman, traduit de l’anglais par Marianne Bouvier, Paris, Phaidon, 2007, p. 254.
[19] G. Mora, « Manifeste photobiographique », art. cit., p. 103.
[20] Ph. Lejeune, Pour l’autobiographie. Chroniques, Paris, Seuil, « La couleur de la vie », 1998, p. 11.
[21] Pour une étude détaillée de l’oscillation du voile et du dévoilement dans l’œuvre de Francesca Woodman, nous renvoyons le lecteur à notre article : E. Viguier, « Les jeux de voiles de Francesca Woodman », dans D. Clévenot (dir.), Esthétiques du voile, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2015, pp. 121-140.
[22] Voir aussi A. Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2009 (1984), p. 157 : « but esthétique : la disparition », écrit-elle.
[23] Fr. Woodman, Carnet, citée par Ph. Sollers, « La sorcière », dans Francesca Woodman, catalogue d’exposition, collectif, Arles, Actes Sud ; Paris, Fondation Cartier, 1998, p. 10. La citation exacte de Ph. Sollers étant : « Tu ne peux pas me voir d’où je me regarde » (« You cannot see me where I look at myself », écrit-elle). Nous traduisons plutôt par : « vous ne pouvez me voir de là où je me regarde », accentuant par là l’adresse faite tant aux yeux des spectateurs qu’à l’œil de l’appareil photographique.
[24] R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1977, p. 52.