D’un accord discord : In This Life’s Body,
l’autobiographie filmée de Corinne Cantrill
- Juliette Goursat
_______________________________
L’accord discord
Bien qu’In This Life’s Body se construise à partir de frictions qui influent sur la manière dont la cinéaste est amenée à penser et à construire son identité, l’idée d’une cohérence affleure, nuançant ce qu’écrivent certains théoriciens. Ainsi Michael Renov considère que les nouvelles autobiographies tournées en film et en vidéo font du sujet un « lieu d’instabilité, plutôt que de cohérence » [21] et voit, comme modèle pour ces films, Roland Barthes par Roland Barthes, un ouvrage qui fait l’éloge du fragment, de l’interruption, de la décomposition et de l’« incohérence » [22]. Or, en observant ses photographies, Cantrill remarque une « cohérence de personnalité » chez l’enfant qu’elle était avant de rechercher s’il existe une cohérence de personnalité entre l’enfant et la femme qu’elle est devenue. Ici le travail du film s’exprime mieux dans l’expression d’« accord discord » [23], que nous empruntons librement à Verlaine, et qui rappelle l’idée de « concordance discordante » [24] de Paul Ricœur.
In This Life’s Body retrace d’abord sa vie selon un ordre chronologique. Ponctuellement, cette organisation diachronique soutenue par une succession l’une après l’autre des photographies laisse place à des plans réunissant plusieurs photographies. Ils segmentent son existence, tels des signes de ponctuation, et sont l’occasion de revenir sur certains points énoncés pour moduler ce qui a été dit ou introduire un autre point de vue. C’est toutefois à la fin du film que ces présentations synchroniques prennent toute leur signification. Une fois achevé le récit de sa vie, Cantrill réagence ses photographies afin de considérer la « puissante expérience des sens corporels » et communiquer l’importance du corps dans sa vie – revalorisant par là même ce qu’a longtemps ignoré la culture occidentale et l’expérience d’une femme. Elle part de l’observation de son propre corps et des corps de ses proches, pour s’interroger sur les liens de continuité entre elle et elle (à différents âges de la vie), et entre elle et ses familiers, parents et amants. Les plans qu’elle compose tendent à afficher une tenue ou une constance du corps à travers les âges et les générations familiales, une similitude de caractère, d’expression, de gestes, de postures corporelles, entre elle et les êtres dont elles partagent la vie, par exemple son compagnon Arthur Cantrill. Elle constate ce que lui ont transmis ses parents, la tolérance à d’autres cultures, une profonde insatisfaction, un désir d’expérimentation couplé à un conservatisme, un héritage riche mais aussi conflictuel qui expliquerait sa nature chaotique, désorganisée. Pourtant, une image prise par sa mère revient tout au long du film, pour manifester une permanence dans sa personnalité : celle de la petite fille riant et jouant l’eau, et qui incarne un élan vital, une force de vie.
Corinne qui marche, à différents âges de la vie
Corinne et sa grand-mère paternelle
Arthur et Corinne à Lorne (Australie) en 1977 (photo : Ivor Cantrill)
Cantrill conclut sur l’idée spirituelle d’une « réincarnation », qui peut s’interpréter en termes filmiques comme la réappropriation de son corps par le corps du film. Les autoportraits qu’elle place à la fin attestent d’une maîtrise de soi, d’un contrôle progressif de l’image de son corps. Les premiers et derniers plans configurent le film en une spirale vertueuse. In This Life’s Body s’ouvre en effet sur un film projeté en négatif où Cantrill est étendue, nue, sur un rocher de grès, alors qu’en voix off, elle aborde, en parlant d’elle à la troisième personne, un traumatisme physique, la maladie qui a fait irruption dans sa vie et les violences que les médecins ont tenté d’exercer sur son corps. A la toute fin du film, on retrouve les photogrammes du départ, mais cette fois-ci en positif. Les images de la femme allongée cèdent peu à peu la place à huit images de son corps, debout, rétabli, qui se reflète dans l’eau. « Je crois, conclut-elle, qu’il est encore possible de me refaire moi-même... dans le corps de cette vie », confirmant par là que la reconstitution de soi, de son corps est passée par l’élaboration du film et sa puissance d’unification d’un matériau disparate.
Régi par un jeu entre concordance et discordance, In This Life’s Body s’achemine fragilement vers une idée de cohérence. L’identité du « je » avec lui-même, et avec d’autres « je », n’est toutefois pas « présupposée ». Corinne découvre progressivement à travers les discontinuités de la vie, ses points de ruptures et les dissemblances du « je », ce qui l’identifie. Autrement dit, elle s’unifie en prenant conscience via le matériel photographique d’un principe de concordance qui passe par les éléments de sa personnalité, par le corps et les liens de continuité qu’elle perçoit entre elle et les autres. La constance n’est donc pas un tenant, un principe a priori, à partir duquel elle construit son récit de vie, mais un aboutissant, non nécessaire, de l’acte introspectif et de la mise en récit. Ainsi l’identité (auteur-narrateur-personnage principal) à la base du pacte autobiographique n’est pas « le point de départ réel de l’autobiographie » [25] comme le dit Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique (pour la distinguer de la biographie), mais bien plutôt un horizon : l’identité qu’il met en jeu est moins constitutive que constituée.
Cette recherche de cohérence transparaît enfin dans le rôle que Cantrill attribue au spectateur, lorsqu’elle lui souffle, par cette idée de réincarnation, que la vie qu’il a vue défiler aurait pu être la sienne. Si la cinéaste souligne à plusieurs reprises la puissance heuristique des photographies dans la connaissance de soi, elle reconnaît de manière plus allégorique à la fin de son film l’importance du partage des expériences, rappelant peut-être en creux que d’autres histoires ne sont pas dignes d’être vécues parce qu’elles ne sont pas partageables. Elle évoque un terrible rêve dont le souvenir est encore très « réel » : un nuage à la noirceur absolue dont elle savait que s’il l’enveloppait, il régnerait de manière irréversible un silence, une froideur, une absence de lumière et de vision, qui l’isolerait totalement des autres vies. In This Life’s Body prouve ainsi, en dernière instance, que le film et la photographie sont des forces lumineuses, capables, en toute modestie, de lutter contre l’incommunicabilité, contre la solitude des êtres, et la disparition des vies ordinaires.
[21] M. Renov, « The Subject in History: The New Autobiography in Film and Video », dans The Subject of Documentary, Op. cit., pp. 104-110, traduit par nous.
[22] Voir les entrées « Le cercle des fragments », « Le fragment comme illusion », « Du fragment au journal », dans Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 2010 [1975], pp. 111-115.
[23] P. Verlaine, « A la manière de Paul Verlaine », Parallèlement, Paris, Léon Vanier, 1889.
[24] Dans Soi-même comme un autre (Op. cit., pp. 168-169), Paul Ricœur explique que l’identité au plan de la mise en intrigue se définit, en termes dynamiques, par « la concurrence entre une exigence de concordance et l’admission de discordances qui, jusqu’à la clôture du récit, mettent en péril cette identité ». Par « concordance », Ricœur entend le principe d’ordre qui préside à ce qu’Aristote appelle « agencement des faits » ; par « discordance », « les renversements de fortune qui font de l’intrigue une transformation réglée depuis une situation initiale jusqu’à une situation finale ». La « configuration narrative » est cet art de la composition qui fait médiation entre la concordance et la discordance. Le modèle narratif se définit par le traitement particulier qu’il réserve à l’événement : ce dernier participe de la structure instable de la concordance discordante caractéristique de l’intrigue elle-même : il est « source de discordance, en tant qu’il surgit, et source de concordance, en ce qu’il fait avancer l’histoire ».
[25] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Op. cit., p. 38.