D’un accord discord : In This Life’s Body, l’autobiographie filmée de Corinne Cantrill
- Juliette Goursat
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En ce sens, le film rejoint l’autobiographie littéraire, telle qu’elle a été définie par certains théoriciens, moyennant les modifications qu’implique le passage d’un médium à un autre. Il s’éclaire avec pertinence par la définition que propose Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique (« récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » [3]), tout en étant porté par « un plan d’ensemble, une écriture panoramique » [4], selon les termes qu’utilise Françoise Simonet-Tenant pour définir l’autobiographie écrite (on observe ici que la théorie littéraire se nourrit du vocabulaire du cinéma). Philippe Lejeune et Françoise Simonet-Tenant soulignent les perspectives « rétrospective » et « reconstructive » de l’autobiographie qui contrastent, comme le note Simonet-Tenant, avec « l’écriture répétitive, tâtonnante » [5] du journal. Or, bien que les films autobiographiques soient pour la grande majorité montés (sauf quelques rares tournés-montés [6]), beaucoup ne font pas prévaloir cette dimension rétrospective (sans la nier ou l’effacer pour autant) en mettant en avant le temps du tournage, de la prise de vue, notamment par le biais d’une voix off écrite au présent, qui soutient une « narration simultanée » [7] selon la terminologie de Gérard Genette. Au contraire, dans In This Life’s Body, la voix off est écrite principalement au prétérit et expose les difficultés d’un projet qui vise à configurer une tranche de vie.

L’entreprise de Cantrill relève une véritable gageure parce qu’elle tente de réagencer le passé à l’aide des images à sa disposition, ainsi que d’une caméra, un outil qui ne peut filmer qu’au présent. C’est l’une des raisons pour lesquelles les autobiographies, dans le sens que l’on a précisé, sont si rares au cinéma. Seuls quelques-uns l’ont essayé, notamment Raymond Depardon (Les Années déclic, 1983), Jonathan Caouette (Tarnation, 2003), Agnès Varda (Les Plages d’Agnès, 2008), et Michel Moreau (Le Pays rêvé, 1996). La représentation du passé conduit les cinéastes à emprunter diverses stratégies : recourir à des mises en scène (ce que fait Varda dans Les Plages d’Agnès où elle reconstitue certaines scènes à l’aide d’installations) ; ou faire appel à des archives, qu’ils ont ou non produites [8]. Mais ces stratégies sont difficiles à mettre en œuvre. Ainsi, pour Tarnation, Jonathan Caouette réunit ses archives personnelles, notamment les photographies et les films qu’il a lui-même tournés, et se trouve parfois contraint de « tromper » [9] les spectateurs lorsque les images du passé lui font défaut, en utilisant des plans qui ne représentent pas ce qu’il décrit verbalement sur des cartons mais qu’il fait passer comme tels ou en rejouant certains moments, sans mentionner que ces scènes sont des reconstitutions.

A la différence de Caouette et Varda, Cantrill imagine un dispositif plus contraignant et radical : elle rassemble des photographies, faites dans des contextes variés, qui pour la plupart l’exposent (et l’explosent). Elle travaille donc avec un matériau dont elle est l’objet, principalement fabriqué par d’autres, notamment ses proches (en amateurs), sa mère par exemple, ou par des photographes de studio, et qui n’était pas destiné à entrer dans la composition d’un film. Alors que dans Les Années déclic, où la photographie est aussi un élément central, Depardon présente avant tout son travail de photographe (des photographies dont il est l’auteur), Cantrill utilise un matériau plus aléatoire, des photographies qu’elle a découvertes au moment de la réalisation, dont elle ignorait l’existence ou qu’elle avait oubliées pour la plupart. Elle a dû procéder à un important travail de recherche, de classement et d’organisation, notamment pour retrouver leur ordre chronologique, et parfois parvenir à s’identifier.

Les photographies ont d’abord été filmées sur une pellicule noir et blanc à l’aide d’une Bolex-Paillard 16mm et d’un banc titre (certaines plus longtemps que d’autres en fonction de la complexité de ce qu’elles représentaient). C’est dans un deuxième temps, et à partir des images dont elle disposait, que Cantrill a écrit la narration et informé son identité en choisissant par exemple de mettre en saillie certains événements de sa vie et aspects de sa personnalité [10]. Des épisodes sont passés sous silence ou simplement esquissés parce que les images faisaient défaut. Du fait du manque de photographies pour certaines périodes, Cantrill en réutilise quelques-unes, insère des extraits de ses films et souligne en voix off cette absence en cherchant des éléments d’explication. A la différence d’autres démarches autobiographiques, elle réalise en solitaire un film dont elle est l’objet principal (c’est le seul qu’elle ne réalise pas avec son partenaire Arthur Cantrill, et dont elle revendique une autorité auctoriale), mais qu’elle élabore à partir d’un matériau qui provient d’autrui.

 

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[3] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996 [1975], p. 14, en italique dans le texte. Lejeune a remis en question quelques termes de cette définition dans son article « Le pacte autobiographique (bis) », Poétique, n°56, novembre 1983, pp. 416-434.
[4] F. Simonet-Tenant, Le Journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, 2004, p. 21.
[5] Ibid.
[6] Citons par exemple le Weather Diary (1986-1990) de George Kuchar.
[7] G. Genette, Figures iii, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 229.
[8] Elizabeth Bruss a bien remarqué les différences entre le film et le langage verbal sur le plan des enjeux poétiques : à l’inverse du film, le langage verbal est basé sur une relation arbitraire entre le signifiant et le référent. Toutefois, la théoricienne en déduit que le cinéaste doit choisir entre les deux stratégies évoquées (alors qu’il peut tout à fait les combiner) et voit la reconstitution comme une menace à la vérité constitutive de la démarche autobiographique ou, du moins, comme un choix qui suscitera des suspicions chez le spectateur (le cinéaste aurait-il quelque chose à cacher ?). Voir E. Bruss, « Eye for I : Making and Unmaking Autobiography in Film », traduit de l’américain par V. Giroud sous le titre « L’autobiographie au cinéma. La subjectivité devant l’objectif », Poétique, n°56, 1983, pp. 461-482.
[9] Voir les commentaires du film par Jonathan Caouette en bonus dans le DVD de Tarnation (Optimum Home Entertainment, 2005). Comme le dit volontiers le cinéaste, Tarnation se compose de « petites tromperies [little cheats] » qui aident le film à « faire sens d’un point de vue cinématographique » mais qui ne correspondent pas à la réalité dans toute son exactitude. Elles sont toutefois mineures et ne remettent pas en cause le pacte référentiel (traduit par nous, depuis l’américain).
[10] Echange par mail avec la cinéaste, le 15 novembre 2015.