« Montre-moi ton œuvre, je te dirais qui
tu es ». La vie et l’art dans le dispositif
photo-littéraire de Jean-Philippe Toussaint
et de Willy Ronis
- Margareth Amatulli
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Source de l’écriture, la photo est tantôt le point de départ du discours, tantôt son point d’arrivée. Comme dans un journal intime, les titres des chapitres, correspondant à ceux des photos, précisent la date et, souvent, le lieu où les images ont été prises. L’ordre chronologique est bouleversé par la dérive associative propre aux souvenirs : la photo qui ouvre le texte date de 1947 et la toute dernière de 1948.
Quelle est la fonction de l’écriture dans le dialogue texte-image et quelle est la fonction de l’image dans le travail mémoriel qui structure ce livre ? De quelle façon le texte dessine-t-il le portrait de l’homme et de l’artiste ?
En remontant le temps, l’auteur retrouve le lieu où l’image a été prise. Il revit la scène en nous faisant partager les sensations et les émotions vécues. Ainsi la forme textuelle reconstitue-t-elle les circonstances de la prise de vue, sa localisation, sa genèse ainsi que certaines anecdotes. Elle nous dévoile les circonstances qui sont à l’origine de l’image : des rencontres occasionnelles mais significatives, dont la forme imagée conserve la trace. Elle raconte les émotions intimes de l’homme et de l’artiste, associées à ces moments lointains, convoqués par l’image.
Le texte peut aussi témoigner des doutes de l’artiste sur la prégnance sémantique de l’image. En 1952, à Port-Saint-Louis-du-Rhône, Willy Ronis photographie une femme méditant au bord de l’eau et, très ému, il craint de « tuer » la magie du moment en prenant la photo :
Il y a parfois des moments qui sont si forts que j’ai peur de les tuer en faisant une photo. C’est alors que je doute, je me dis que je suis peut-être tout seul à m’inventer des histoires et je ne suis pas sûr de communiquer toutes mes associations : il faut alors que je sois très prudent (…). Quand l’image sera tirée sur le papier, est-ce que cette magie que j’ai ressentie sera encore vivante, palpable ? (CJ, 20)
Le texte rend compte des associations silencieuses qui ont présidé à l’émergence de la photo : la femme à l’air perdu évoque la Grèce, « ou une espèce de Fatum qui était là, invisible, autour d’elle » (CJ, 20). Et l’auteur d’ajouter : « Et elle l’acceptait, échangeant peut-être avec cette présence quelques mots silencieux. J’étais très ému » (CJ, 20).
C’est encore par le texte que Willy Ronis illustre les principes de son esthétique humaniste, de son réalisme poétique et de son éthique professionnelle qui engage une forte responsabilité par rapport à l’utilisation de l’image. Au printemps 1945, par exemple, il renonce à livrer la photographie destinée à un reportage, commandé par la SNCF, sur le rapatriement des prisonniers, estimant que l’image de l’infirmière embrassant un prisonnier pouvait provoquer un malentendu. « C’est seulement trente ans plus tard, écrit-il, que je l’ai fait paraître dans un livre » (CJ, 48). En même temps il raconte s’être s’opposé à l’utilisation imprévue d’un de ses reportages au point de quitter l’agence pour laquelle il travaillait.
Mais la dimension la plus importante que le texte confère à l’image est sans doute la dimension temporelle, laquelle s’identifie avec une dimension historique selon différentes perspectives. A plusieurs reprises, l’auteur dote ses personnages anonymes, rencontrés par hasard le temps d’un cliché, d’une histoire de vie propre, construite par l’écriture et par l’imagination.
Avec le texte, la photo elle-même se charge d’une véritable histoire, d’un avant et d’un après. Il est arrivé plusieurs fois, du reste, que l’auteur apprenne, parfois longtemps après, la destinée d’un des protagonistes de ses photos ou qu’il soit contacté par les personnes qui s’étaient reconnues dans ses images.
Comme on le déduit, l’enjeu autobiographique de ce texte n’est pas le sujet regardé mais le regard que le sujet pose sur ce qui l’entoure, à travers la prise de vue photographique, et, a posteriori, sur le même cliché : le regard de l’opérateur et le regard de l’homme.
Ainsi que l’affirme Véronique Montémon, dans ce texte « ce qui est biographique est le souvenir qu’il a conservé de l’intention, du lieu, du moment, du contexte et du climat dans lequel la photo fut réalisée » [33]. La présence de Ronis en effet ne se manifeste que par un reflet, reflet au sens figuré du terme dès que toutes les images nous restituent sa présence derrière l’objectif, mais aussi au sens matériel car la seule occasion où la photo nous restitue l’image de son visage elle le fait, à la manière de Vélasquez, par le biais d’un reflet. Un miroir en arrière-plan sur une photo prise à Venise encadre le photographe au travail :
Je n’ai jamais su si c’était un copain ou un compagnon de travail, peu importe – affirme l’auteur –, ce qui m’a surtout frappé, c’est qu’entre les deux hommes exactement un miroir était accroché au mur et j’avais mon reflet juste en face. Alors, je me suis dit, puisque je suis là, je ne bouge plus, je vais nous photographier tous les trois. Et j’ai fait mon autoportrait vénitien (CJ, 123).
Dans le dernier chapitre du texte, Ronis fait encore une allusion à son autoportrait (un « autoportrait en petit Parisien » cette fois) sous la forme d’un reflet car le photographe s’identifie au petit Parisien immortalisé en 1952 dont l’image, comme il le rappelle, a été maintes fois reproduite dans la presse (CJ, 174).
La nature biographique du souvenir de la prise photographique lui donne aussi la possibilité de restituer à la mémoire les êtres chers et disparus, comme sa femme que l’écriture évoque plusieurs fois même en l’absence d’un réfèrent iconique. Marie-Anne habite les microrécits de l’auteur plus fréquemment que ses photos qui, de leur côté, en déclenchent le souvenir : l’image des clients d’un bistrot rue de Canette en train de danser le 14 juillet 1955 induit, par exemple, le souvenir de la femme qui n’aimait pas danser.
Des fragments d’éléments autobiographiques se réactivent fugacement dans l’écriture ; celle-ci à son tour inscrit l’image dans l’histoire personnelle de l’auteur. Par le biais de l’écrit, Marie-Anne sort de l’anonymat des clichés qui l’immortalisent ; nous découvrons qu’elle partagea la vie de Willy Ronis pendant quarante-six ans, qu’elle aimait voyager, qu’elle aimait la peinture hollandaise, qu’elle fut atteinte de la maladie d’Alzheimer, qu’elle avait été artiste peintre. De même, nous faisons la connaissance de leur fils Vincent. C’est à l’écriture donc de libérer la charge autobiographique des images à travers des commentaires sursignificatifs et en même temps c’est à l’image de réactiver le souvenir et revitaliser la mémoire.
Willy Ronis écrit : « J’ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie et parfois, bien sûr, elles se font des signes par-delà les années. Elles se répondent, elles conversent, elles tissent des secrets. Mais je fais partie de ces photographies qui ont beaucoup travaillé sur le hasard, le nez en l’air » (CJ, 139).
La mémoire personnelle se mêle à la mémoire collective évoquée par l’articulation du texte et de l’image : la pénurie d’automobiles pendant la période de l’Occupation, les endroits à la mode après la Libération, le retour des prisonniers à Paris en 1945, jusqu’à la dernière photo du texte représentant des élèves en file indienne dans la cour d’une école. Cette dernière image possède un statut tout particulier, car elle est placée à la fin du livre, après la liste des illustrations (où elle est toutefois mentionnée et datée de l’année 1948). Elle n’est pas intégrée dans un chapitre et dans un texte comme les précédentes. Elle s’écarte de la structure du livre et, comme les pages blanches placées à la fin de Je me souviens de Georges Perec, elle se présente muette, afin que le lecteur puisse lui donner sa propre voix, sur le modèle des pages qu’il vient de lire.
[33] V. Montémont, « Ma vie en image : la représentation iconographique de l’auteur dans l’autobiographie française (1975-2014) », dan D. Martens, J.-P. Montier et A. Reverseau (dir.), s L’Ecrivain vu par la photographie. Formes, usage, enjeux, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2017, p. 271.