Montage démontage, remontage.
L’étrange « fabrique » du livre
des sens de Barbara Hodgson

- Liliane Louvel
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Fig. 3. « Touch », 1998

Petit à petit, les sens font défaut à Helen puis finissent par revenir un peu plus tard. Rosa, sorte de double monstrueux de l’héroïne – elles se ressemblent, comme en témoigne une photographie – est omniprésente dans le texte et dans l’histoire. Les chapitres s’ouvrent sur son apparition comme lorsque Helen ouvrant les yeux après un petit somme aperçoit : « A mountainous, old, mustached, bewigged, bespectacled woman occupying the aisle seat in the opposite corner of the train compartment, perched precariously, chin and jowls askew, staring and smiling intently » (3) (« une montagne de femme, moustachue, portant perruque et lunettes, occupant le siège de couloir dans le coin opposé du compartiment du train, dangereusement perchée, le menton et les bajoues de travers, et qui la contemplait en souriant intensément »). Son nom figure même dès l’ouverture de la plupart des cinq chapitres dédiés aux cinq sens: « Rosa » deux fois, pour « Le toucher » et pour « La vue », ou « Rosa’s Hair » / « les cheveux de Rosa » pour « L’odorat », « Rosa’s Farewell » / « L’adieu de Rosa » en clôture du chapitre ultime du livre sur « Le goût ». Quant à l’organe de « L’ouïe », si Rosa ne figure pas en tête du Chapitre 17 intitulé « gunther » – un ancien amoureux de Rosa qui la retrouve avec joie –, son nom figure sur la première page du chapitre mis en relation avec sa photographie de couleur sépia dont une reproduction figure sur la page 237 en vis-à-vis. « She reexamined the photograph for the hundredth time, holding the print carelessly, letting her fingers stain the surface with their oils, their dust. (…) Rosa too said it looked just like her » (237) (« Elle examina de nouveau la photographie pour la centième fois, tenant le cliché avec précaution, ses doigts laissant à la surface des taches de graisse, de poussière (…) Rosa aussi dit qu’elle lui ressemblait tout à fait »).

Cette photographie d’une Rosa jeune, dont Helen est le sosie, est elle-même un écho de la toute première « illustration » imprimée au verso de la page d’ouverture du premier chapitre sur le toucher, « Touch » (page de recto elle-même illustrée), qui dévoile une photographie de femme comme dissimulée derrière un voile de givre déposé sur une fenêtre (le conte de « la reine des neiges » est cité à plusieurs reprises dans le roman). Ici, la photographie est percée d’échardes de verre brisé (incident relaté dans le roman) elle est de couleur sépia virant au brun car Helen y a mis le feu :

 

She painstakingly brushed the ashes into the palm of her hand, taking care to pick up stray flakes off the floor and the bed, ready to make a place for them in her box. But instead, she abruptly blew them into the air. Rosa’s face in blackened powdery clouds. Her face in an ashy fog. Their face. Spiraling. Into the air (238).

Elle se donna la peine de rassembler les cendres dans la paume de sa main, prenant soin d’en recueillir les quelques fragments tombés sur le sol et le lit, s’apprêtant à leur trouver une place dans sa boîte. Mais au lieu de cela, tout à coup elle souffla dessus et les envoya en l’air. Le visage de Rosa se perdit dans des nuages de poudre noire. Son visage dans un brouillard de cendres. Leur visage. Dessinant une spirale dans l’air.

 

Sorte de reine cruelle comme dans Alice, elle apparaît au réveil au pied du lit et dispense ses informations inquiétantes. Elle aurait même coupé le doigt de l’une de ses rivales, Frau Kehl. Elle disparaît comme le « Cheshire cat » d’Alice. Ne subsiste même pas son sourire…

 

Structure, montages

 

L’ossature de The Sensualist articule les cinq sens à l’instar de ce dont la Renaissance et l’époque baroque étaient particulièrement friandes dans leurs fresques et tableaux allégoriques. En outre, Les Cinq Sens (titre original : The Five Senses) est un film dramatique canadien écrit, réalisé et produit par Jeremy Podeswa, sorti en 1999. La romancière est canadienne. Le film raconte l’histoire entremêlée de cinq personnages qui habitent tous le même immeuble, et dont les vies sont dominées par l’un des cinq sens. Le roman est composé de cinq chapitres eux-mêmes dédiés à chacun des cinq sens. Les chapitres sont divisés entre ceux qui sont dédiés à des musées de médecine, le Josephinum de Vienne, le Semmelweis de Budapest, le Musée de l’histoire de la médecine de Munich et à des personnages : Frau Khel, Anna, Friedrich Anselm, Günther, Rosa, the Secretary, the Librarian, Vesalius, Herr Türing, et bien sûr le personnage principal Helen. En tout dix personnages principaux (deux fois cinq).

Les 21 chapitres sont montés en cinq unités correspondant aux cinq sens : le toucher, la vue, l’odorat, l’ouïe et enfin le goût. A l’ouverture de chaque grande partie figure une page au fond jauni comme un papier ou un parchemin ancien sur lequel se trouve une vignette ovale – forme adéquate pour être sertie dans la fameuse boîte. La vignette résulte du découpage d’une autre feuille de papier sur laquelle sont collées et montées ensemble des petites gravures de provenances diverses prélevées dans des ouvrages d’anatomie et accompagnées de textes en diverses langues : allemand, français, italien, anglais… En bas de la page dédiée au sens concerné, se trouve une petite bande de papier glissée sous des passants découpés dans la page support grâce à deux lamelles découpées. Ce passant porte le nom du sens concerné (fig. 3). Sur chaque page ainsi agencée on trouve un autre signe un chiffre ou des lettres écrits à l’encre et à la plume, de couleur sépia, voire un timbre ou une marque de livre collé(e). Ainsi chaque ouverture de chapitre se comporte comme un démontage et un remontage de parcelles d’ouvrages d’anatomie provenant de divers pays européens, constituant une nouvelle illustration voire une com-position/ ou dysposition pour parler comme G. Didi-Huberman – au sens de posé avec, mis ensemble – de bribes de savoir agencées ensemble.

 

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