Portraits démontés et récit de soi dans
Le Page disgracié de Tristan L’Hermite

- Olivier Leplatre
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Annexe

 

Deuxième partie, Chapitre XXXIIII

 

DU CHAT QUI AVAIT MANGE LE MOINEAU D’UNE DEMOISELLE DE LA MAISON

 

Durant ces pièces que faisait Gélase, j’étais occupé à écrire quantité d’expéditions pour mon maître, qui s’était embarqué dans l’entreprise d’une guerre aussi chimérique en effet qu’elle était glorieuse en apparence. Le temps que je pouvais dérober à ces continuelles occupations était ordinairement employé à rendre des soins à une demoiselle de Madame, grande fille honnête et douce, qui semblait n’avoir pas la hardiesse de pouvoir dire oui ni non. J’avais acquis quelque place en ses bonnes grâces, et la franchise dont elle répondait à mon affection m’avait donné quelque tendresse pour elle. Une après-dînée que je l’allai trouver en un certain petit cabinet où elle était demeurée seule, je la surpris tout éplorée et regardant avec de grandes marques de regret la queue d’un moineau qu’elle tenait éparpillée en sa main. Je lui demandai quel était le sujet de ses larmes, et sus que c’était qu’un chat d’Espagne là présent, à qui elle avait montré son oiseau comme en le bravant, l’avait happé si subtilement, durant ce moment, qu’il ne lui en était resté que la queue. Me voilà aussitôt dans la compassion de cette disgrâce et dans les protestations de la venger de cet affront, si elle le jugeait à propos. Cette fille, qui était trop craintive pour donner les mains à la mort du chat, me dit qu’elle serait satisfaite pourvu que, sans le faire mourir, nous trouvassions quelque moyen de lui rendre quelque déplaisir.
            Voici l’invention que je trouvai pour le tourmenter et m’acquérir par ce moyen les bonnes grâces de la demoiselle : je pris un soufflet qui pendait au coin de la cheminée ; j’entai fort adroitement dans le bout du soufflet un tuyau de plume et fis prendre le chat à ma nouvelle maîtresse, qui l’enveloppa dans son devantier de peur d’être égratignée ; là-dessus j’insinuai le tuyau de plume en son derrière et jouai si longtemps du soufflet que le chat devint aussi gros qu’un mouton ; la demoiselle le mit par terre pour voir quelle serait sa posture, qui fut fort affreuse, ne se pouvant tenir sur ses pattes et les yeux lui sortant presque de la tête à cause de cet effort. Sur ces entrefaites, la dame du château entra brusquement dans le cabinet et, soupçonnant quelque chose de mauvais à voir nos visages troublés, jeta enfin les yeux sur son chat, qui semblait marcher sur des échasses. A cet objet, elle fit un cri capable d’alarmer toute la maison et tomba comme évanouie sur un lit prochain. Lorsqu’elle fut revenue de cette faiblesse, elle fit de grandes et violentes perquisitions de la cause de cette prodigieuse enflure qu’elle apercevait en son chat et, voyant que la demoiselle vacillait en ses réponses, elle la pressa de sorte que la pauvre innocente, qui n’était pas accoutumée à mentir, lui déclara naïvement comme la chose était advenue. A ce récit, Madame se mit dans le lit, criant justice contre moi. Monsieur son mari, qui n’était pas encore informé de la chose, fut deux ou trois heures à la supplier de lui dire le sujet de son mal-talent, mais elle ne faisait rien que dire : « ce, ce, ce, ce, Méchant », et puis entrecoupant ces mots de quelques sanglots, était un quart d’heure après à dire : « Ah ! Que je suis misérable et infortunée ». Enfin quelque femme de chambre, à qui la Demoiselle que j’aimais avait conté toute l’histoire, tira doucement mon Maître par le bras, pour l’informer de cet accident qu’il trouva tellement ridicule, et si peu digne de ces grandes lamentations, qu’il en tança fort Madame sa femme : cela ne fit rien qu’aigrir encore sa mauvaise humeur, et la faire pleurer tout le soir.


Deuxième partie, Chapitre XXXIV


QUELLE PUNITION RECURENT LE PAGE ET LA DEMOISELLE.


Mon Maître importuné de ses plaintes, lui voulut enfin donner quelque satisfaction ; mais ce ne fut pas en la manière qu’elle souhaitait, car elle eut bien désiré qu’on nous eût mis hors de la maison sa Demoiselle et moi. Ce bon Seigneur voulut rendre le châtiment conforme à l’offense, et s’imagina sur le champ un plaisant artifice. Pour cet effet, il envoya quérir un Peintre assez habile en son art, qui travaillait à l’embellissement d’une galerie du Château, et lui communiqua son secret dessein, avec expresse défense de le découvrir à personne. Et cet Apelle de campagne, bien instruit de ce qu’il avait à faire, vint le lendemain dans la chambre des filles, et pria une soubrette du logis de s’asseoir dans une chaise en une certaine posture, disant qu’il voulait tirer une esquisse pour asseoir de la même sorte une Diane qu’il voulait peindre en la galerie. Sitôt qu’il eut commencé son dessein, l’on vint appeler la soubrette, comme pour aller parler à Madame ; et le Peintre prit de là occasion de supplier la Demoiselle que j’aimais, de se vouloir mettre en sa place pour un quart d’heure seulement. La fille fut si fort innocente qu’elle y consentit, et de cette façon se laissa peindre au naturel. Je fus surpris presque de la même sorte ; et sans savoir que je consentais paisiblement à mon supplice, je laissai tirer mon portrait en profil à côté de cette Nymphe. Quelque temps après, le même Artisan me pria de lui prêter un de mes habits sans dire pourquoi c’était faire, et deux ou trois heures après, il mit en vue les portraits de la Demoiselle, et de moi, elle tenant le chat d’Espagne isabelle et noir enveloppé dans son tablier, et moi en une posture ridicule, soufflant au derrière du chat. A ce spectacle ceux de la Maison ne furent pas seulement appelés, mais encore tous ceux du bourg. On nous fit venir la Demoiselle et moi en la présence du Seigneur et de sa femme pour nous faire contempler cette peinture, dont nous eûmes autant de honte que si l’on nous eût fait voir pendus en effigie. La jeune innocente en pleura soudain de dépit, et pour moi j’en grinçai les dents de colère, et ne le gardai pas longtemps au Peintre, ne pouvant m’en prendre qu’à lui.


Deuxième partie, Chapitre XXXV


PETITE VENGEANCE DU PAGE.

 

            Je ne fus pas longtemps à trouver l’invention d’effacer nos ridicules portraits de dessus cette toile infâme, encore qu’on fit la sentinelle alentour. Je trempai une petite éponge dans une composition brûlante et la donnai à la plus grande des cousines, qui semblait avoir quelque honnête compassion de la honte que l’on me faisait ; et cette fille prit son temps pour la passer sur les deux visages, qu’on avait ainsi exposés à mon infamie : mais pour me venger du Peintre, dont j’avais reçu cet affront, je me souvins de mes tours de Page. C’était un homme glorieux et vain, qui ne vivait que de fumée, et des fausses louanges qu’on lui donnait. Il avait copié cinq ou six ans sous de bons Peintres, et croyait être aussi savant que ses Maîtres : il faisait grand cas d’un certain livret, où quelques illustres de la Cour de Henry III étaient tirés à la sanguine dans des ovales, et pour montrer qu’il savait quelque chose de l’Histoire, et de la souche des maisons, il avait écrit au-dessus, en une cartouche, le nom de celui qui était représenté avec le nom de celui dont il descendait. En suite de ces personnages de naissance, et de haute vertu, il avait été si sot que de placer quelques-uns de ses parents, et toute sa petite famille, jusqu’à un enfant de neuf ou dix ans, qui lui était mort en cet âge là, et dont il parlait comme de quelque personne illustre. Un jour qu’il avait laissé son livre en la chambre de mon Maître, qui voulait en faire tirer quelque portrait, je feuilletai l’endroit où était celui du Peintre et ensuite celui de son fils; je m’avisai qu’il avait eu honte de mettre son nom tout au long dans cette cartouche, et n’avait rien écrit, sinon Cretofle fils de. Je pris incontinent une plume, et changeant le dernier e en u, j’écrivis : du plus grand sot qui soit en France ; après ce trait je quittai le livre, et comme je le vis prendre à un jeune Comte de gentil esprit, neveu de mon Maître, je lui fis adroitement voir cet endroit, et par ce moyen toute la maison rit ensuite de ses sottises, après avoir ri de ma complaisance enfantine.

 

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