Portraits démontés et récit de soi dans
Le Page disgracié de Tristan L’Hermite

- Olivier Leplatre
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Fig. 2.

Fig. 3.

Le livret du peintre est l’écho lointain de cet effondrement de l’aura fondatrice de l’image mimétique. Dans le feuilleton qui oppose le page au peintre, plus aucune image n’est vraie : le travail de la ressemblance est détourné au profit de la caricature et de la calomnie. Le trait ne cherche pas à obtenir la justesse du rendu et à soumettre au regard des objets admirables ; il est grossi à l’excès pour faire rire ; le rire des images divise désormais l’espace social quand l’honneur généalogique dû aux portraits soudait la communauté familiale et civique chez Pline.

De là dans le livre de Tristan, développé comme une obsession, un véritable complexe de l’image et plus généralement du visible dont les chapitres étudiés sont l’une des nombreuses manifestations. L’image originellement décrochée ne fournit plus aucun point de stabilité dans une réalité rongée par l’inconstance et le doute et emplie de leurres, de représentations instables et troublées. La mélancolie, qui imprègne l’humeur du page, est constamment ravivée par le constat de cette déflation du visible.

Comment répondre à la dénaturation foncière de l’image ? Comment faire quand même bonne figure ? Gommer son visage du tableau ? Cette solution n’est qu’une parade provisoire et, sérieusement envisagée comme suicide, elle cèderait trop à la mélancolie. Se glisser dans la galerie des Illustres ? Il faudrait forcer l’image. Accepter les déformations de la caricature ? Mais la généalogie du page n’est pas, comme dans le roman picaresque authentique, intégralement infâme. Il faut donc inventer autre chose. Il faut bricoler avec ce que l’on est et avec la vie pour faire sa place, accepter un montage permanent de soi-même et, en conséquence, consentir à des démontages et des remontages incessants opérés sur l’identité.

Le livret du peintre, trafiqué par le page, fournit alors de quoi envisager la possibilité d’être au monde : il indique la voie d’une intégration excentrée. Le page comprend parfaitement que le peintre ait eu envie de faire partie de son livret. Sa condition rend cette prétention totalement dérisoire ; toutefois le page, lui, peut plus légitimement imaginer y avoir sa place. Encore cette situation doit-elle être assumée dans toute sa dissonance parce qu’elle est marquée par la disgrâce et que cette disgrâce est désormais constitutive de soi. Le je du page est mêlé : il est aristocratique et comique, illustre et misérable ; telle est sa double vérité. Il y a du jeu en lui, irréductible, puisque le moule des portraits originels s’est fendu (le père est ruiné suite à un héritage qui divise la fratrie [8]). Il ne reste plus qu’à assumer l’hétérogène et la disparate comme les seules conditions du salut. Le page aurait préféré l’unité dans le prolongement d’une filiation sans obstacle. Il arrive tout de même à ne pas sortir de l’aristocratie : il s’y maintient à peu près de maître en maître et même, à la fin, il retrouve son premier protecteur princier. La mésaventure du chat lui fait courir le risque de quitter sa condition et de basculer dans la bouffonnerie. Le tour qu’il conçoit ritualise sa réinstallation dans le champ aristocratique en mettant de son côté les rieurs qui appartiennent à son milieu naturel.

Néanmoins le page constate que son existence est tissée d’étrangeté, d’inattendu, qu’elle est dominée par la facétie, pour laquelle il se montre expert et que sa veine est comique, aussi. Il est donc obligé de se reconnaître, au fil du livre, semblable à cet homme rapiécé, pluriel, éparpillé qui donne sa forme informe à l’anthropologie de Montaigne. Montaigne, implicitement cité dès le « prélude » du livre, a pris le risque, selon Tristan, de se mettre en jeu dans les « nobles et vigoureux essais de sa plume » (I, 1, p. 27). Le page est lui aussi, pour reprendre les mots de ce maître de pensée et d’écriture, fait de lopins et d’une contexture bizarre : il est une marqueterie mal jointe, un montage de pièces pour l’essentiel rapportées, et il serait bien inutile pour lui de vouloir les assortir. Aussi les Essais renoncent-ils au portrait (aucune édition ne comporte de portrait de l’auteur en frontispice avant 1608). Pourquoi préparer des couleurs, se demande Montaigne, et prétendre circonscrire l’homme dans des traits quand, par nature, il refuse de poser, de se déposer, fuit à la prise et ne saurait être ramené à lui-même sans immédiatement disparaître ? L’homme est sans image [9]. Quand le page essuie son visage grotesque, il renouvelle un geste de la tradition sceptique : il se retire de la forme pour se réinventer comme substance ouverte, virtuelle, métamorphique.

Et puisque l’image, en raison de ce qu’elle est devenue, n’est d’aucune aide pour la réévaluation de l’identité, c’est à l’écriture que, peu à peu au cours de son itinéraire, le page confie le soin de se retrouver. Le Page disgracié rachète par ses mots un homme sans qualité ou un homme dont les qualités sont indécises (« je suis sorti d’une assez bonne maison » – I, 2, p. 29, je souligne). Le page comprend, signe après signe, que la littérature est son lieu, là où il peut espérer vivre vraiment. Comme il l’indique incidemment, le page aurait pu être peintre [10] ; mais il devient écrivain, et il devient écrivain contre la peinture, contre l’image et ses mensonges, contre la dépossession à laquelle l’image conduit toujours. Dans l’histoire du chat, on le voit prendre la plume, en ayant au préalable fait effacer son visage de la toile ; d’un coup d’éponge, la page est nettoyée. Et précisément, le page jette quelques mots dans l’espace du cartouche laissé vierge par le peintre : là, il corrige l’image graphique d’une lettre (un e fermé qui se délie en u) et il accouche, à l’endroit du nom du père, d’un octosyllabe assassin : « du plus grand sot qui soit en France ». Spontanément vient au bout de la plume une périphrase, une figure, mais de rhétorique, et spontanément l’expression est affaire de mots et du plaisir qu’ils donnent, puisque s’entend dans la fusée sonore de ce trait d’esprit l’expansion paronomastique du nom qu’elle disqualifie (« Cretofle fils du… plus grand sot qui fut en France »).

Au début du livre, au cœur du remontage des temporalités qui fonde le récit de soi, le page reconstitue sa généalogie comme une réplique anticipée au livret du peintre : il n’est pas le fils de n’importe qui. Mais, en même temps, le page est obligé de constater que sa galerie des Illustres tombe en ruine. Il en retire une profonde tristesse d’être, avec la certitude d’un monde perdu. Cette défaillance initiale est néanmoins progressivement considérée comme une chance pour advenir, prendre le large et respirer. S’ouvre la possibilité d’une histoire personnelle. Rétrospectivement, le livre du page paraît naître et se défaire du livret du peintre : le page en supprime les figures pour ne garder que les mots ; il aménage à l’intérieur de sa condition aristocratique une autre voie, celle de l’écriture ; et sa vie, il la reconfigure selon son bon plaisir.

De lui, le page ne conserve aucun visage quand, tenté par la célébrité, le peintre s’envisage en sanguine. Parfois, il lui prend l’envie d’un glorieux portrait à la taille-douce ; en témoignent les deux frontispices de l’édition qui le portraiturent ironiquement en victime de ses lectures (figs. 2 et 3). Mais, distant des naïvetés de son avatar, qui se serait vu gentilhomme de cour et d’armes, Tristan ne conçoit son visage que délié par les mouvements incertains et délibérément trompeurs de la plume. Le portrait fige le sujet dans une altérité ostentatoire et hors-temps : l’écrivain préfère réenvisager le page et se reconstituer en lui, sous l’aspect d’une identité subjective et temporalisée ; il ne se projette pas dans le « il » de l’image, il s’engage dans un « je », plus vrai parce que plus ondoyant, diffracté par le miroir d’encre. Ce Je est pétri de fiction, constamment joué et déjoué. Même le nom propre, qui auréole chaque portrait du livret, n’est mentionné s’agissant du page, que pour déstabiliser le pacte autobiographique : le seul que se donne le narrateur, « Ariston » (I, 24, p. 100), le meilleur, est en effet d’emprunt : « Là je m’étudiai à oublier tout à fait mon nom et à me forger une fausse généalogie et de fausses aventures » (I, 17, p. 74). Déclaration qui ne manque pas de jeter un doute sur l’authenticité du montage existentiel qu’est le récit mais qui précisément accorde au texte son entière liberté. Du principe de l’assemblage, puisque c’est ainsi qu’il considère son livre, Tristan explore les innombrables potentialités : dévidant en lignes d’écritures les contours des images, convertissant le page en page, il s’offre à toutes les manipulations plastiques. Ainsi du tableau effacé : il revient finalement dans le récit pour participer à cette démultiplication de l’identité, fût-elle grotesque, qu’accepte, accueille et encourage l’écriture.

 

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[8] I, 2.
[9] A. Minazzoli, L’Homme sans image. Une anthropologie négative, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 1996.
[10] « Tantôt je m’appliquais à portraire, ayant beaucoup d’inclination et de disposition à ce bel art : d’autres fois en mes heures de loisir j’apprenais par cœur quelque pièce entière des plus beaux vers dont on fit estime en ce temps-là, et j’en savais plus de dix mille, que je récitais avec autant d’action que si j’eusse été tout rempli des passions qu’ils représentaient » (I, 9, p. 51).