Le Songe du cinéphile.

Donne-moi tes yeux d’Henri Foucault

- Térésa Faucon
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Fig. 12. logo de la MGM, fin des années 1930

Fig. 13. E. Lubitsch, Ninotchka, 1939

A part ces exemples où le contexte du film peut susciter l’usage d’une image héraldique, on retrouve, avec la présence du logo de la MGM (fig. 12) sur chaque image-titre de cette maison de production, un autre trait de l’emblème relevé par C.-F. Brunon : « le détail tend souvent à proliférer, aux dépens de l’ensemble – dessin contre dessein, en quelque sorte… – au point de devenir, pour certains, la marque du genre ; l’ornement s’y fait envahissant, voire prépondérant [26]. » Ainsi pour le logo complet on recense la devise « Ars Gratia Artis », le lion rugissant dans l’écusson bordé d’une frise et flanqué à sa base d’un masque de théâtre mimant le grondement « comme un écho silencieux ». Rappelons avec Ronald Levaco et Fred Glass l’hybridité de ce masque et les multiples lectures auxquelles elle invite :

 

parce qu’elle amalgame des traits empruntés au masque comique et au masque tragique, l’image condensée est ambiguë ; grec et romain à la fois, ce masque est une sorte de persona antique composite. (…) Cet amalgame gréco-romain a également des traits africains, il est dessiné à la manière des stéréotypes racistes, où certains éléments des physionomies négroïdes sont exagérés de façon grossière : des yeux étirés, louches et bouffis et des lèvres épaisses, rendues de manière grotesque. Le masque fait écho à cette connotation de l’authenticité primitive à laquelle renvoyait le lion africain, sans pour autant se départir de la légitimité attachée au signe iconique princeps qu’est le masque dans le code occidental du spectacle [27].

 

Cette marque de fabrique peut ne garder que son objet « le lion » sur le fond de l’image-titre comme celui imitant un bas relief de sphinx dans Ninotchka (E. Lubitsch, 1939, fig. 13). Si bien que le lion de taille et de formes différentes peut ponctuer la mosaïque. Ces reprises de motif d’une image à l’autre ou ces jeux d’échos ne sont pas sans rappeler les résonnances entre langage et image travaillées par Le Songe de Poliphile au cœur d’une séquence ou d’un moment à l’autre du livre. Ils invitent à appréhender l’espace rythmique du montage qui a trouvé au cours de l’histoire du cinéma exposé d’autres exemples que l’on peut rapprocher plastiquement de Donne-moi tes yeux : les travaux de Peter Kubelka (Portrait d’Arnulf Rainer [28]) ou Paul Sharits (Frozen Film Frames [29]). L’idée était de « montrer les films non pas seulement projetés dans le temps sur un écran mais de les exposer comme bandes matérielles, (…) comme un tableau » [30]. Si certaines œuvres de Kubelka et Sharits témoignent d’une recherche métrique, Henri Foucault insiste sur l’importance du hasard dans la composition de Donne-moi tes yeux. Cependant la comparaison mérite d’être prolongée puisque Foucault a réalisé, comme les deux figures du cinéma structurel, un flicker selon une suite arithmétique pour Macula (2005). Le parallélisme avec Sharits est d’autant plus fort que si ce dernier a utilisé certains modèles (rythmiques, musicaux), certaines harmonies de couleurs qu’on lui avait enseignés, l’artiste a au fil du temps laisser l’intuition formelle guider ses gestes. De même pour cette mosaïque d’Henri Foucault dont la forme est travaillée, entre autres, par la répartition des couleurs, l’équilibre entre films en noir-et-blanc et en couleurs, par la variété typographique (fonte et corps) et alphabétique (de la première lettre du titre). Cette collection laisse les films échapper au classement et regroupement par réalisateur, genre, période, origine géographique ou encore filiation et influence, surtout quand ceux-ci sont particulièrement identifiables : tels les titres de couleurs sur fond noir de Godard, ceux des comédies musicales des années 1930 reprenant les enseignes lumineuses de Broadway, la frise des intertitres de Griffith, la police associée au western... Dans cet éclatement, on retrouve l’esprit de composition du livre d’emblèmes d’Alciat qui « avait soigneusement évité toute distribution thématique de ses épigrammes afin de ménager à son recueil un effet de diversité et de diligente négligence [tandis que la traduction française éditée par Barthélemy Aneau en 1549] mettait de l’ordre dans le savant désordre du poète [en] les regroupant au contraire sous quelques grandes catégories unificatrices : l’amour, l’honneur, la justice, etc. » [31].

Avec cette œuvre, Henri Foucault partage encore avec Sharits, qui a pratiqué comme lui la photographie et la sculpture, la « conception de structures à la fois spatiales et temporelles » [32] « Dans mes films quasi narratifs d’alors (tous détruits en 1966 dans une crise de rage anti-narrative), j’étais radicalement en faveur d’une fragmentation de la continuité normative afin d’atteindre une sorte d’immédiateté analogue à celle du haïku dans laquelle l’objet temporel du film pourrait être perçu comme une image composée unique, instantanée. Ces œuvres furent conçues mentalement comme des tissus structuraux “instantanés” » [33]. N’y a-t-il pas chez Foucault cette même puissance de condensation d’un film comme enroulé sur lui-même dans une image-titre, voire du cinéma dans ce tissage, cette grille qui expose les œuvres du cinéma dans toute leur virtualité.

Un autre aspect de la dimension spatio-temporelle de la composition de Donne moi tes yeux rappelle le principe du Songe de Poliphile où la découverte de l’espace virtuel du « montage » de l’ouvrage se doublait d’une invitation à appréhender un espace plus physique, architectural. Dès l’ouverture du livre, le lecteur franchit la porte du frontispice. Plus loin, dans le livre premier, l’édifice octogonal dans lequel pénètre Poliphile est d’abord montré de l’extérieur puis de l’intérieur [34]. Devant le mur d’images-titres de Foucault, le spectateur fait aussi l’expérience de cet espace physique du montage par sa marche. En outre, dans Poliphile, l’ordonnancement de la page, travaillant l’idée de parcourir un espace représenté avec une variation d’échelles de plan, joue notamment sur les effets de rapprochement/grossissement de certains éléments incrustés sur des blasons, détail de frontons, faces des chariots triomphants, détail d’une frise dans un édifice ou un objet tel un vase. Dans la mosaïque de Foucault, les changements scalaires sont tout aussi sensibles avec les différents espaces représentés sur les images-titres (du très gros plan au plan d’ensemble en passant par un espace dessiné avec plus ou moins de perspective ou un aplat monochrome).

 

Pour conclure sur la composition d’ensemble de Donne-moi tes yeux, notons que Foucault conjugue, comme d’autres artistes contemporains (M. Müller et Ch. Girardet, C. Marclay, Y. Gianikian et A. Ricci-Lucchi), les deux gestes collectionner/exposer les films, poursuivant, dans le cinéma exposé, la tradition du found footage, c’est-à-dire d’un montage fortement hétérogène constitué de matériaux trouvés, à ceci près qu’avec la dématérialisation du support, toute image serait aujourd’hui trouvable donc citable. Or, Russell a rappelé combien la citation est fondatrice dans la création de l’emblème « et surtout dans ses aspects plurivalents et dans sa technique d’emprunt qui doivent tant au modèle d’Erasme ». Aujourd’hui les artistes redécouvrent comme jadis Alciat « la citation ou du moins une conscience nouvelle de ce qu’est l’acte de “citer” au sens moderne du mot ; car on met en lumière (…) l’écart entre le rôle premier du fragment cité et celui qu’il joue dans le nouveau contexte où il se trouve inséré » [35]. Face à l’infini du cinéma, ils réfléchissent au geste de citer qui n’a jamais été aussi proche de monter.

 

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[26] C.-F. Brunon, « Figures de l’hétérogène… », art. cit., p. 78.
[27] R. Levaco and Fr. Glass, « Quia ego nominor Leo », dans R. Bellour (dir.), Le cinéma américain, Analyses de films, Paris, Flammarion, 1980, pp. 19-20.
[28] Voir l’illustration sur le site du Film museum.
[29] « Tableaux » de pellicule 16mm prise entre deux plaques de plexiglas des films de P. Sharits comme N.O.T.H.I.N.G., 1968 (H. 1, 55 m ; L. 2, 16 m ; P. 0,01 m). Je renvoie à l’article d’Erik Bullot, « Virtualité du montage », dans Cinéma 06, Paris, Léo Scheer, 2003. Voir des illustrations sur le site de l’artiste.
[30] P. Kubelka, entretien avec J.-C. Lebensztejn, Cahier du musée national d’art moderne, n° 65, Centre Georges Pompidou, 1998, pp. 102-103, cité par E. Bullot dans « Virtualité du montage », art. cit., p. 64.
[31] J.-M. Chatelain, « Lire pour croire… », art. cit., p. 327.
[32] P. Sharits, A propos de la série Frozen Film Frame (1974), in Ecrits, Presses du Réel, Dijon, 2008, p. 131.
[33] Ibid..
[34] Notons qu’Eisenstein a précisément analysé la relation montage/architecture à partir de l’exemple de l’Acropole et d’une sculpture du Bernin. Voir « Montage et architecture », dans S. M. Eisenstein. Cinématisme, op. cit.
[35] D. Russell, « Emblème et mentalité symbolique », art. cit., p. 15.