Vanité de l’éclat, éclat des vanités
- Camille Dumoulié
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Fig. 14. H. Steenwyck, Vanité, 1640

Fig. 16.. J. Van de Velde, Nature morte au grand
verre de bière
, 1647

Fig. 18. J. Zucchi, Psyché surprend l’Amour, 1589

Fig. 22. J. B. S. Chardin, Pipes et vases à boire, v. 1737

Fig. 24. M. Grünewald, Crucifixion
(détail), v. 1515

Le corps du Christ mort et la bouteille sur la table ont la même fonction : exposer la vanité de l’éclat des choses humaines, de la gloire et de l’honneur, montrer « la chose même », comme dit le roi Lear, et, en même temps, du même coup, ou par contrecoup, faire surgir la présence réelle du phallus sublime, la résurrection du corps, la vie éternelle de la chose morte sublimée par l’œuvre d’art, en un mot, l’éclat du désir plus fort que la mort. Tulipe et sablier, dans la Vanité de Philippe de Champaigne (fig. 4 ), sont à la fois des symboles de la fragilité de la vie et des phallophanies. Entre les deux surgit l’éclat du crâne, d’autant plus lumineux que le tableau est d’une terrible austérité. Dans celle de Harmen Steenwyck (fig. 14), le rayon qui vient éclairer le crâne ou qui en émane fait aussi figure d’érection phallique. Il en va de même pour la mandoline vers quoi converge la composition du tableau de Molenaer (fig. 15 ), pour le verre de bière dans la nature morte de Van de Velde (fig. 16), ou pour la longue vue de l’allégorie de Brueghel l’Ancien (fig. 17 ). Enfin, comme l’a montré Lacan dans son commentaire [14] du tableau de Zucchi, Psyché surprend l’Amour (fig. 18), au moment où la jeune fille dresse son couperet castrateur et où le bel oiseau va s’envoler, c’est son corps à elle qui a fonction de phallophanie [15]. Il en va de même du corps féminin qui se dresse hors de l’eau dans La Naissance de Vénus de Botticelli ou de celui qui s’exhibe dans la Vanité de Hans Memling (fig. 19 ).

 

La douce mélancolie des vanités

 

Pour terminer, un retour à l’anamorphose d’Holbein permettra de répondre à cette question : qu’est-ce qui distingue l’éclat de l’objet de la phallophanie ? L’objet de la vanité est un double du moi du spectateur, mais l’apparition phallique le figure comme sujet du désir – ce qui est autre chose :

 

Tout cela nous manifeste qu’au cœur même de l’époque où se dessine le sujet et où se cherche l’optique géométrale, Holbein nous rend ici visible quelque chose qui n’est rien d’autre que le sujet – néantisé sous une forme qui est, à proprement parler, l’incarnation imagée du moins phi [(-Φ)] de la castration, laquelle centre pour nous toute l’organisation des désirs à travers le cadre des pulsions fondamentales [16].

 

Pour faire image, on peut dire que le sujet du désir est un élastique, une espèce de caoutchouc qui passe son temps à aller de la tête de mort à l’érection phallique, soit de l’objet petit a au phallus qu’il veut être pour l’autre, soit, encore, du rebut de la vanité de l’objet à la splendeur de l’éclat de la Chose. Cette plasticité et cette élasticité du sujet, un peu comme celles d’Alice qui grandit et rapetisse de manière intempestive, ce va-et-vient entre l’abject et le sublime, peuvent produire les effets les plus comiques et parfois les plus terrifiants. Or, la vanité reste sur une limite, dans un entre-deux qui la préserve de ces deux excès ou de ces deux écueils : le rire et l’effroi, le carnaval et l’horreur – dans lesquels le sujet/phallus peut tomber plus facilement que le moi/objet qui reste fasciné par sa brillance et le reflet de son éclat. Le destin de tout fétiche est de se balancer entre carnaval et horreur.

D’un côté, la douce mélancolique de la vanité risque de se dévoyer dans le carnaval grotesque de la danse des morts. Bien que ce motif, à la fois religieux et folklorique, ait aussi pour objet de rappeler la vanité de l’existence et d’en punir cruellement les diverses formes, l’érection de tous ces squelettes a une fonction apotropaïque identique à celle l’érection phallique. Par la danse dionysiaque des morts, la still life, suivant l’expression anglaise qui traduit « nature morte », les os rigides et les crânes décharnés prennent vie (figs. 20 et 21 ). La peinture des vanités trouve certainement là son origine populaire, mais la violence du contraste et du renversement carnavalesques ne s’accorde pas avec les délicates intermittences du cœur mélancolique.

D’un autre côté, l’horreur guette l’amateur de vanités, comme un entrebâillement soudain où se déchire le jeu du voile qui se balance délicatement entre le vain bibelot et le jaillissement de l’éclat ou de l’apparition phallophanique. La peinture devient alors, selon la formule de Lacan, un dévorant « piège à regard » [17]. Ainsi, Chardin joue de la fragile phallophanie d’une pipe encore incandescente (fig. 22) comme pour apprivoiser le regard du spectateur, afin de mieux lui jeter aux yeux l’évidence obscène du Regard dans lequel il est pris depuis toujours, qui l’attend derrière le tableau comme une bouche dévorante et castratrice où sa vision, happée, finit par s’engloutir. Le sujet, qui croyait nourrir sa « refente » en se mettant sous la dent la chair de quelque beau poisson, voit son regard pris au piège de la Raie primordiale dont les yeux sans vision et la bouche muette offrent le visage en miroir du spectateur médusé. La Fente ensanglantée et éviscérée de l’origine bée sur un vide d’où surgiraient le Regard et la Voix de Méduse si le spectateur n’accrochait son propre regard horrifié à celui d’un petit chat (fig. 23 ) qui se dresse dans un hérissement apotropaïque.

La douce mélancolie des vanités vient de ce qu’elle n’exhibe pas la castration qui pourtant suit de près, voire précède l’érection. Elle s’accroche à la brillance de l’agalma et va jusqu’à lui donner l’aura de la phallophanie. La vanité reste une vanité : par son éclat, elle protège l’éclat de la vanité dans le monde et la foi dans toutes les résurrections phalliques.

Au contraire, La Raie de Chardin, Le Bœuf écorché de Rembrandt ou les tableaux de Francis Bacon (ou bien encore « Une charogne » de Baudelaire), sont des passages à la limite que la vanité, d’ordinaire, ne franchit pas. Et pourtant… ces œuvres s’inscrivent encore dans le genre de la vanité, même si elles jouent sur ses limites. En fait, toute œuvre d’art est une vanité. Alors même qu’il montre l’horreur ou le laid, comme l’affirmait Nietzsche, il n’y a pas d’art véritable qui soit pessimiste et nihiliste. Au cœur de la déréliction et à la limite de l’horreur, l’art sauve l’éclat de la vie. Si ce n’est le sang du Christ qui sauve, rouge et vif, c’est de la brillance de ses pieds ou de l’éclat du clou qui les traverse que vient le salut (fig. 24).

 

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[14] Ibid., pp. 261 et suiv.
[15] Sur l’équivalence Jeune fille = Phallus, Ibid., pp. 450-451.
[16] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 83.
[17] Ibid.