Vanité de l’éclat, éclat des vanités
- Camille Dumoulié
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Fig. 6.. H. Andriessen, Vanité avec le portrait
d’un serviteur
, v. 1650

Fig. 8. H. Holbein, Les Ambassadeurs, 1533

Figs. 10. C. di Marcovaldo, Crucifixion, v. 1250

Fig. 13. A. Mantegna, Lamentation sur le Christ
mort
, 1480

Sauver l’éclat de l’objet le plus nul et plus rebutant : le moi, au sein de la décrépitude du monde, est le tour de magie des vanités, l’offrande secrète qu’elles font au spectateur. Le moi n’est qu’une bulle de savon, mais cette bulle préserve son intégrité illusoire (fig. 6), comme celle du monde qui se reflète dans une bulle de verre (fig. 7 ). Qui plus est, du sein de ces objets hétéroclites, de ces bibelots et de ces bulles surgissent des apparitions phalliques : verres, vases, bouteilles, ou cette grosse mandoline qui jaillit entre le crâne et le serviteur noir (fig. 6).

 

Phallophanies

 

Par l’étayage pulsionnel et la dimension symbolique que prend le désir, tous les objets a (ou objets partiels) sont subsumés par cet objet/signifiant du désir qu’est le phallus. Aussi est-il normal de le voir apparaître comme tel dans certaines vanités. A cet égard, la plus célèbre est assurément le tableau des Ambassadeurs de Holbein dont Lacan commente ainsi l’anamorphose qui s’érige entre les deux personnages (fig. 8) :

 

Comment se fait-il que personne n’ait jamais songé à y évoquer… l’effet d’une érection ? (…) Comment ne pas voir ici, immanent à la dimension géométrale (…) –  quelque chose de symbolique de la fonction du manque — de l’apparition du fantôme phallique ? Or, dans le tableau des Ambassadeurs (…) que voyez-vous ? Quel est-il cet objet étrange, suspendu, oblique, au premier plan en avant de ces deux personnages ? Les deux personnages sont figés, raidis dans leurs ornements monstrateurs. Entre eux toute une série d’objets qui figurent dans la peinture de l’époque les symboles de la vanitas [6].

 

Le phallus est une réalité paradoxale. Sa nature ambiguë vient de ce qu’il est en même temps « signe du désir » et « objet du désir, objet d’attrait pour le désir » [7]. Mais surtout, il est à la fois révélation du désir et cause d’effroi. Car, en bonne logique psychanalytique, le désir s’érige sur la castration, on pourrait dire, grossièrement, à partir de la mort, ou bien, plus finement, du manque de l’Autre impliqué par son désir. Ce double jeu de la fascination et de l’attrait phalliques a été particulièrement étudié par Pascal Quignard dans Le Sexe et l’Effroi [8]. Et Lacan, à propos du tableau de Holbein, continue en ces termes :

 

Alors, qu’est-ce donc, devant cette monstration du domaine de l’apparence sous ses formes les plus fascinantes, qu’est-ce donc cet objet, ici volant, ici incliné ? Vous ne pouvez le savoir – car vous vous détournez, échappant à la fascination du tableau. Commencez à sortir de la pièce où sans doute il vous a longuement captivé. C’est alors que, vous retournant en partant – comme le décrit l’auteur des Anamorphoses – vous saisissez sous cette forme quoi ? – une tête de mort [9] (fig. 9 ).

 

 Rien de plus difficile à regarder en face que le phallus dans sa présence réelle. La peinture, pourtant, nous en offre de nombreuses manifestations à travers ce que Lacan appelle des « phallophanies ». Par ce terme, il désigne « l’Autre en tant qu’il peut se présenter comme phallus » [10]. Et au sujet du phallus, qui apparaît dans ce contexte, il affirme : « Ce qu’il désigne n’est rien qui soit signifiable directement. C’est ce qui est au-delà de toute signification possible, et nommément, la présence réelle » [11]. Il y a, dans cette épiphanie, ou cette eucharistie, quelque chose d’insupportable, d’angoissant, simplement d’irregardable, mais aussi de fascinant. Chacun sait que « présence réelle » est une notion de la théologie catholique désignant la présence réelle du corps du Christ dans l’hostie, comme, d’ailleurs, Lacan est le premier à le rappeler [12]. Porteur d’effroi, quand il surgit dans la violence de sa présence… Générateur d’angoisse, dans la mesure où il supporte le désir de l’Autre… Tel est le phallus.

C’est pourquoi il se manifeste et se montre en peinture sous cette forme anamorphique que Lacan appelle « l’apparition du fantôme phallique » et qui cache ce qui la hante : la mort et la castration. Mais la mort et la castration sont la condition du désir, plus que de son échec. Ce paradoxe psychique est au cœur de la révélation christique. En témoigne la peinture, qui nous renvoie à notre sujet. Qu’est le corps du Christ mort, sinon une vanité ? Bien qu’il y ait quelque sacrilège à le dire ainsi. Or, certaines de ces représentations picturales révèlent ce qui fait l’éclat de la vanité, à savoir l’érection phallique. Le terme « phallophanies » a été repris par Alexandre Leupin pour servir de titre à un livre qui analyse les apparitions phalliques dont la forme est projetée sur le corps du Christ [13], particulièrement visibles dans les œuvres byzantines (figs. 10 et 11 ) chez Cimabue (fig. 12 ), ou encore chez Mantegna (fig. 13).

Dans ces tableaux, le phallus se lève au moment où le Christ est mort, comme pour symboliser sa prochaine résurrection. Nous sommes dans l’ordre de la sublimation de la pulsion de mort. Le renoncement à la chair est sanctifié et récompensé par la vie éternelle d’un corps pur. La castration est glorifiée comme un sacrifice mystique où la perte du phallus de chair préfigure l’assomption d’un phallus sublime. Il se produit dans les vanités le même processus que dans les phallophanies christiques : tout comme l’érection phallique jaillit du corps mort, l’éclat qui jaillit de l’objet évoque une érection qui est symbole de résurrection.

 

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[6] J. Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1964, p. 82.
[7] Ibid., p. 307.
[8] P. Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, 1994.
[9] J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., pp. 82-83.
[10] Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 290.
[11] Op. cit., p. 307.
[12] Ibid., p. 302.
[13] A. Leupin, Phallophanies. La chair et le sacré, Paris, Editions du Regard, 2000.