Eluard et le cinéma, une rencontre manquée

- Catherine Soulier
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Fig. 1 et 2. S. M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925 loupe

Deuxième pièce : témoignages

 

L’amitié qu’Eluard a nouée dans les années vingt avec Janine Bouissounouse, une jeune fille que le biographe du poète, Jean-Charles Gateau, qualifie d’« idéaliste et serviable » [14], et dont il rappelle que, liée au groupe marxiste Clarté, elle était aussi – surtout – très proche du metteur en scène Alberto Cavalcanti, favorise encore sa pratique spectatrice. Avec elle il ira admirer au studio des Ursulines Les Rapaces (Greed, 1924), le grand film mutilé d’Erich Von Stroheim. Et grâce à elle, qui lui procure un carton d’invitation, il pourra comme les autres membres du groupe surréaliste assister à la première séance à Paris, au cinéma L’Artistic, du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, qui, selon le témoignage de Sadoul, le transportera d’enthousiasme. Sadoul évoquera plus tard le récit qu’Eluard fit du film le lendemain de la projection à la terrasse du café Cyrano, mentionnant le tremblement d’émotion de ses mains « lorsqu’il parlait de ce morceau de viande envahi par les vers, ou du massacre sur l’escalier d’Odessa » [15] (figs. 1 et 2).

C’est encore à Janine Bouissounouse qu’Eluard aurait confié son goût pour Jim le harponneur (The Sea Beast de Millard Webb, 1926). Ce goût, il le justifie par l’existence de « l’apparition », précisant que, s’il faisait des films, « ce serait plein d’anges qui descendraient dans les lumières » [16]. L’« apparition », c’est, dans cette très libre adaptation filmique du Moby Dick de Melville, celle d’Esther Harper (Dolores Costello), la fiancée d’Ahab Ceeley (John Barrymore), que celui-ci, en proie à un intense bouleversement intérieur [17], voit surgir, blanche et lumineuse, sur la mer, chair angélique, « chair spirituelle » [18] – pour emprunter un oxymore aux Fleurs du mal, qu’Eluard affectionnait –, dématérialisée par la surimpression de la silhouette féminine à un fond de ciel nuageux. Moment bref, mais d’une intense émotion dans cette longue histoire mélodramatique. Vision en trois temps. Les deux premiers plans qui la suscitent, séparés par l’image en contrechamp d’Ahab lui-même, montrent frontalement l’avancée de l’apparition vers celui qui, hors champ, la contemple et dont la caméra épouse le regard : la jeune femme, les bras d’abord ballants le long du corps puis tendus vers son fiancé en un geste d’appel, sort du champ par le bord inférieur du cadre. Le plan suivant, sur Ahab, ne laisse plus voir d’elle que ses deux bras levés, en surimpression sur le corps masculin ; deux bras de lumière dont les mains translucides viennent envelopper de leur caresse immatérielle un visage éperdu.

Si l’on accorde foi à ces deux témoignages tardifs, celui de Georges Sadoul et celui de Janine Bouissounouse, on est donc fondé à supposer que le cinéma a été, pour Eluard comme pour bien des surréalistes, une machine à produire de l’émotion. Enthousiasme révolutionnaire – Le Cuirassé Potemkine – ou exaltation amoureuse – Jim le harponneur – suscités par les thèmes des récits, sans nul doute. Mais aussi fascination par le pouvoir propre du cinéma, sa capacité de « donner à voir » l’invisible, non pas de le matérialiser à proprement dire, puisque les images sur l’écran sont sans épaisseur, sans texture ni odeur, mais de lui donner forme – objective, partageable – et, supériorité indiscutable sur l’image fixe des arts plastiques ou graphiques, d’animer cette forme. L’image filmique qui dématérialise inévitablement ce qu’elle capte de la réalité en le transformant en écriture de lumière, qui absente êtres et objets lors même qu’elle les présente, est par excellence le lieu des hallucinations et des fantasmes. Et, tout particulièrement, en accord avec la mythologie surréaliste alors en voie de constitution – 1926 est l’année où Breton rencontre celle qu’il nommera Nadja et où Desnos publie dans La Révolution surréaliste les sept poèmes « A la Mystérieuse » –, ceux qui naissent de l’intensité du désir amoureux.

 

Troisième pièce : une lettre

 

A Marseille, par l’entremise du poète André Gaillard, Eluard a, en 1928, découvert le cinéma pornographique alors clandestin. A en croire une lettre dithyrambique adressée à Gala, c’est une véritable révélation. Encore sous l’emprise de la séance de la veille, l’épistolier accumule les louanges : « Quelle splendeur !, écrit-il, […] c’est exaltant […] c’est admirable » [19]. Cet éloge hyperbolique, qui va bien au-delà de l’hommage rendu à l’efficacité du film « très bien fait » qui l’a, dit-il, « fait bander d’une façon exaspérée pendant une heure », trouve sa source dans « la vie incroyable des sexes immenses et magnifiques sur l’écran, le sperme qui jaillit. Et la vie de la chair amoureuse, toutes les contorsions ». Rien donc pour Eluard de sordide dans cette production pourtant parfois à l’usage des maisons closes. Rien même de sulfureux. Simplement une célébration des forces vitales, de la puissance et du rayonnement de la chair. Dans une sorte d’innocence du désir et du plaisir. Dans les gros plans sur les sexes, il ne voit nulle déshumanisation des corps, nulle réification. Plutôt une transfiguration. Esthétiquement, le « cinéma obscène » lui paraît « un spectacle très pur, sans théâtre […] un “art muet”, un “art sauvage” ». En somme la quintessence du cinéma en ce qu’il assume pleinement sa nature plastique, corporelle et gestuelle, au plus loin de la verbosité du théâtre, que trop de films, mendiant la reconnaissance des gens de goût, choisissent comme modèle. Un art paradoxal, aussi étranger à toute intention artistique que les masques et les statues d’Afrique et d’Océanie que le poète, en ce temps, collectionne avec fureur et auxquels il consacre divers écrits, parmi lesquels « L’art sauvage », que désignent indirectement, dans la lettre à Gala, les guillemets auto-citationnels.

Pur au sens chimique de l’adjectif, le « kino merveilleux spezial [sic] » [20] l’est aussi dans le sens éthique. Il représente en effet aux yeux d’Eluard « la passion contre la mort et la bêtise ». Quelque chose, donc, comme l’insurrection de l’amour, dont les gestes sont implicitement donnés pour des armes, les plus efficaces pour ruiner le moralisme mortifère de la bourgeoisie bien-pensante. La pureté paradoxalement attribuée à ces bandes, dont le rôle dans le marché du sexe aurait pourtant pu être stigmatisé, conduit même à formuler un vœu de légalisation et de diffusion maximale : « on devrait passer cela dans toutes les salles de spectacle et dans les écoles », qu’il faut sans doute éviter de traiter à la légère en le réduisant à une provocation surréaliste, laquelle n’aurait aucun sens adressée à Gala. Dans ce souhait au moins à demi sérieux, le cinéma « spécial » perd sa fonction banale – adjuvant plus ou moins frelaté ou substitut d’un plaisir tarifé – pour se métamorphoser en ferment d’utopie sociale. Eluard, ressaisissant son expérience à la lumière des spéculations fouriéristes, imagine d’ailleurs que, légalisées, ces projections déboucheraient sur « des mariages possibles, les premiers, […] des unions sacrées, multiformes ». C’est dire qu’en favorisant une meilleure connaissance de soi, de ses goûts érotiques, voire de ses manies, le cinéma pornographique pourrait jouer un rôle majeur dans l’élaboration d’un art de l’appariement amoureux des êtres ; au-delà même de l’avènement triomphal du couple monogame harmonieux – hors l’hypocrisie de l’institution bourgeoise trop souvent fondée sur les intérêts matériels et le déni des exigences du corps. A l’horizon de la rêverie épistolaire qui s’esquisse ici, c’est un nouveau monde amoureux qui se profile.

« La poésie n’est pas née, hélas ! » conclut à regret Eluard. La formule, inattendue, est elliptique et quelque peu énigmatique. Quelle est en effet cette « poésie » à naître ? Celle des accords charnels « multiformes », celle si l’on veut du phalanstère amoureux dont le cinéma pornographique supporte ici le rêve ? Ou celle de ce cinéma lui-même qui pourrait, si son développement n’était pas entravé par la censure, autoriser l’invention d’une poésie proprement visuelle, résolument hors langage, émotion à l’état brut ?

 

Quatrième pièce : un scénario perdu

 

En 1935 Eluard et Nusch passent leurs vacances dans les Landes chez Lise Deharme avec Jacqueline et André Breton ainsi que Man Ray. Ce dernier ayant emporté une petite caméra dans l’intention de « garder sur pellicule quelques souvenirs [du] séjour » [21], décision fut prise de tourner un film surréaliste dont les acteurs seraient les vacanciers secondés par quelques voisins. Breton et Eluard esquissent un scénario et, malgré l’inadéquation de son matériel et divers ennuis techniques, Man Ray commence à filmer. Une jeune fille, vêtue d’un maillot de bain blanc d’une pièce simulant la nudité, galopait sur un cheval sans selle, une boule landaise voisinait avec le visage de Jacqueline Breton étendue sur le sol. « Il y eut, selon le témoignage de Man Ray, des séquences de femmes, étrangement vêtues, errant à travers la maison et le jardin », « une séquence où Breton lisait, assis près d’une fenêtre, une grande libellule posée sur son front »… Mais, malgré son « caractère prometteur », le film restera inachevé, moins à cause de l’impatience de Breton qui, se révélant « très mauvais acteur », finit par « abandonn[er] son rôle » et « se mett[re] en colère » que pour des raisons techniques : de retour à Paris, Man Ray qui a perdu de très nombreuses prises de vues en raison des défaillances de son appareil « qui se bloquait souvent » s’aperçoit qu’il n’a pas de quoi réaliser un court métrage et se borne à extraire de ses bobines sept photos qu’il publie dans Cahiers d’art, montées sur une seule page, sous le titre « Essai de simulation du délire cinématographique » [22], référence appuyée aux « Possessions » qui, dans L’Immaculée Conception, simulaient diverses pathologies mentales. Les légendes dont chaque photo est assortie : « Tu me retrouverais toujours dit le sphinx », « Rien dans le puits du Nord », « Et il signa », « Eteignez tout », « A la suite d’une vision sinistre, don Juan… », « L’homme du crépuscule », « Ils s’étaient rencontrés pour la première fois », constituent les seuls vestiges du scénario. Lambeaux d’une totalité inaccessible, ils ne permettent pas de deviner si l’esquisse de Breton et d’Eluard avait pris la forme d’un découpage numéroté ou, plus probablement, s’apparentait à un récit de rêve, à un conte, à un poème. Seules demeurent l’impression de mystère, la tonalité onirique, encore accrues par l’absence de tout élément de continuité narrative dans le montage photographique et textuel subsistant. Un concentré, un condensé de surréalisme – à la limite du stéréotype.

 

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[14] J.-Ch. Gateau, Paul Eluard ou le frère voyant, Paris, Robert Laffont, « Biographies sans masque », 1988, p. 138.
[15] G. Sadoul, « Souvenirs d’un témoin », Etudes cinématographiques, n° 38-39, 1er trimestre 1965, p. 16.
[16] J. Bouissounouse, « Quand Paul Eluard me racontait ses rêves », Le Figaro littéraire, n° 1126, du 13 au 19-11-1967, p. 10.
[17] Il vient d’apprendre que son ennemi véritable n’était pas Moby Dick mais son demi-frère Derek.
[18] « Spleen et Idéal », XLII (« Que diras-tu ce soir »), Les Fleurs du mal, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », t. I, 1975, p. 43.
[19] Lettre 46, [Marseille, fin avril-début mai 1929], Lettres à Gala, op. cit., p. 67.
[20] Lettre 50, [Nice, juin 1929], ibid., p. 72.
[21] M. Ray, Autoportrait [1964], Actes Sud, 1998, p. 373. Les citations suivantes dans le même ouvrage aux pages 373 et 374.
[22] Cahiers d’art, n°5-6, 1935, p.107. Le montage des sept photos est reproduit dans A. Breton, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 557.