Anthropologie et écriture poétique :
le cinéma de Robert Gardner
- Maxime Scheinfeigel
_______________________________
On devine ainsi qu’en dépit d’apparences contraires, chaque film de Robert Gardner réussit à actualiser une rencontre singulière, inimitable parce que conjoncturelle et hautement aléatoire, entre deux couches de la réalité : d’une part, son actualité telle qu’elle est vue et entendue par la caméra et qui vient mécaniquement s’inscrire sur la pellicule ; et là je fais allusion aussi bien à l’idée de « l’image mécaniquement reproductible » de Walter Benjamin [2] qu’à la thèse d’André Bazin sur la photographie, quand il écrivait en 1945 : « pour la première fois une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme » [3]. D’autre part, il y la sphère des sensations esthétiques que la réalité fait se lever dans l’imagination de qui la regarde et l’écoute, pour commencer le cinéaste lui-même. Il est un anthropologue et il documente scientifiquement une réalité, mais il agit en poète par le recours à une écriture filmique qui sublime cette même réalité. C’est ainsi que toutes les images inscrites par lui dans la continuité du ruban filmique finissent par avoir une double nature. D’abord, elles obéissent à leur stricte fonction documentaire. Mais aussi bien, en elles quelque chose d’autre est visé, c’est la forme, le travail de la forme, comme Freud le disait du « travail du rêve ». Il s’exécute de telle manière qu’il retentit sur l’horizon documentaire en en dévoilant une profondeur insoupçonnée, c’est-à-dire invisible à l’œil nu, et du coup susceptible d’échapper au document en train de se constituer. Pour le dire autrement, en paraphrasant Gilles Deleuze, on peut voir ici que « la forme fait fond ».
En effet, la vision pseudo objective de la caméra (au sens où une caméra est justement munie d’un objectif) n’est que le support d’une autre vision qui n’est pas simplement rapportée à l’apparence des objets profilmiques. Cette vision saisit comment leur agencement formel répond à une détermination opérant à deux niveaux entremêlés. D’abord, comme je l’ai dit précédemment, le mouvement du monde, des êtres et des choses, est tissé par des rimes sonores ou visuelles que le filmage puis le montage actualisent sur l’écran du cinéma. Et puis, de toute façon, que les choses et les êtres observés par le cinéma soient poétiques ou prosaïques, cela n’a pas d’incidence sur le fait suivant : la réalité brute est déjà une image, mais pas seulement dans le viseur de l’objectif. C’est le cinéaste qui est en fait un voyant. En effet, il perçoit dans une synchronie immédiate les apparences et ce dont elles sont le signe, à savoir leur profondeur, l’endroit lointain où le jeu des formes les produit comme telles. Du coup quelque chose d’autre est là, d’abord saisi par la caméra. Ensuite et au-delà, le travail du cinéma fait son œuvre, il produit des images visuelles et sonores ancrées dans les apparences du monde réel et en même temps, ces images sont le tenant-lieu d’une autre réalité qui est insaisissable, exactement comme on le dit de l’horizon : il est « visé » mais s’il est atteint il n’est plus l’horizon. Ce fond insondable – ce sans fond – ce peut être la mythographie dont on a parlé précédemment et dans ce cas précis, il semble que le cinéaste voit dans la réalité offerte à sa perception un palimpseste. A savoir : sur la pellicule du film s’impriment les traces d’un monde actuel, contemporain. Or, ces traces sont les signes obtenus à travers le processus de la photo-graphie qui est l’écriture de la lumière. Du coup, quand ces traces pelliculaires sont projetées sur les écrans des salles de cinéma et sont à nouveau traversées par un faisceau de lumière qui sort du projecteur, d’autres signes deviennent visibles. Ils sont révélés parce qu’ils ont toujours été là, en général invisibles et inaudibles mais ils sont susceptibles d’être révélés dans certaines conditions que le regard visionnaire du cinéaste va faire se lever, exactement comme le fait le narrateur d’une des plus fameuses nouvelles d’Edgar Poe, Le Scarabée d’or. Que l’on se souvienne : en exposant à la chaleur d’un feu de cheminée un parchemin sur lequel son ami avait fait le dessin d’un scarabée, le narrateur fait apparaître un autre dessin, celui d’une tête de mort gravée depuis longtemps à même le parchemin.
L’au-delà dont on parle ici, et dont le palimpseste est une actualisation parmi d’autres, se nourrit en fait d’une dimension spéciale qui n’est pas contenue dans ce que l’image représente mais qui en constitue pourtant l’essence : c’est le Temps. Cette dimension-là est difficilement saisissable dans le cadre même des images figuratives et ressemblantes du cinéma, car elle est purement immatérielle, abstraite. En effet, même s’il se conjugue en passé, présent, futur chronologiques, le temps est toujours présent ou toujours déjà aboli. C’est Chronos et Aïon, la durée et l’instant tout ensemble, ce dont la littérature romanesque sait rendre compte et qui est comme la matière première de la poésie et de la musique aussi bien. Alors, c’est surtout à cet égard que Robert Gardner travaille comme un poète, travaille comme un musicien. Car, oui, la procession des images de ses films sur l’écran et le déroulé des récits audiovisuels qu’elles ordonnent, offrent aux spectateurs l’idée d’une matière-temps dont elles seraient comme le support et le véhicule.
Les images, la poésie
En fait, les « images » dont on parle ici, et qui sont strictement filmiques, analogiques, ressemblantes, sont les alter ego de ces « images » que construisent les poètes quand ils en passent par ce que l’on appelle si justement des figures de style (métaphore, comparaison, assonances etc.) pour, avec des mots, donner une forme apparente au monde des sensations intérieures alors que par nature ce monde est insaisissable pour les autres. Les films de Robert Gardner n’échappent ni aux lois techniques de l’imagerie cinématographique, ni aux contraintes narratives des récits, qu’ils soient documentaires ou fictionnels. Ils ont pourtant la rare capacité de dépasser ces déterminations en laissant justement venir à la surface même des images des « figures (de style) » purement poétiques. C’est ainsi que sur le ruban de la pellicule, les deux faces indémêlables de son cinéma, la figurative et la figurale, la prosaïque et la poétique, s’enroulent et se déroulent comme un ruban de Moebius.
C’est là, me semble-t-il, la marque constitutive du style de Robert Gardner et on n’oublie pas qu’un « style » est justement un instrument qui permet d’écrire en gravant des signes sur des supports variés, écorce, écaille, parchemin et aussi bien, pellicule du cinéma… Et la poésie sans doute n’est-elle pas autre chose qu’une invention de formes expressives par elles-mêmes, une musicalité incarnée, une poïétique de la création des formes dans l’espace et dans le temps… et on trouve tout cela dans les films de Robert Gardner [4].
[2] W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée », Ecrits Français, Paris, Gallimard NRF, 1991, p. 144.
[3] A. Bazin, « Ontologie de l’image photographique », Qu’est-ce-que le cinéma ?, Paris, Editions du Cerf, 1975, p. 13.
[4] Merci à Charles Warren et aux Presses de Harvard University pour leur aimable autorisation de publier cet article en français. Il est extrait de « Robert Gardner and Jean Rouch : regards croisés » (trad. en anglais, A. Goyette), à paraître dans un ouvrage collectif dédié à Robert Gardner.