Anthropologie et écriture poétique :
le cinéma de Robert Gardner

- Maxime Scheinfeigel
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Deep Hearts et Forest of Bliss : le style

 

Forest of Bliss est tourné en Inde, à Benarès, Deep Hearts au Niger chez les Peulhs Bororo. Or, dans les deux films apparaissent des traits d’écriture spécifiques qui sont frappants, tels l’usage du ralenti et de l’arrêt sur image. Par exemple, dans Forest of Bliss, ralentis récurrents sur le mouvement des voiles des bateaux qui avancent sur le Gange et dans Deep Hearts, ralentis, récurrents là aussi, sur les pattes des chameaux courant dans la brousse. Dans Forest of Bliss, un ralenti va jusqu’à sublimer tous ceux qui le précèdent. Le soleil se couche derrière une haute muraille crénelée, très sombre car filmée à contre-jour. Au-dessus s’étend un vaste ciel flamboyant qui s’obscurcit peu à peu. C’est alors que derrière la muraille, entrant par la gauche du champ, une voile de bateau, à contre-jour elle aussi, passe lentement, emportant dans son sillage les ténèbres de la nuit à venir qui éteignent progressivement les feux du soleil couchant. Le cinéma expressionniste, celui de Wiener et de Murnau, n’aurait pas mieux fait, avec son noir et blanc originel, pour rendre tangible la poussée des forces de la nuit sur celles du jour !

On trouve aussi dans Deep Hearts de tels moments de bravoure esthétique, par exemple lors du gros plan sur le visage d’un des danseurs Bororo, on a un arrêt sur image. Puis le mouvement revient, mais au ralenti, et le visage du danseur se met alors à bouger et à onduler lentement au rythme étrangement décanté d’un sourire ou d’une œillade adressée à on ne sait pas qui. Ce ralenti et plusieurs autres de la même sorte sur les visages des jeunes hommes magnifiquement maquillés mettent en rapport chacun de leurs traits comme autant de lignes formant un dessin, une figure plutôt, au sens le plus littéral du mot, celui qui en appelle à l’idée de la figura, de la forme par excellence suggestive. L’image ne donne pas seulement à voir en effet de simples expressions faciales mais par-delà, elle laisse émerger une forme singulière, quasi abstraite, celle d’un pur mouvement autonome ondulant sur une surface où se défait l’idée même du visage qui supporte l’ondulation. Troublante dé-figuration qui célèbre paradoxalement la beauté de ces hommes, à travers une alliance étrange, indéfinie, purement iconique semble-t-il, entre le mouvement de leurs traits et le mouvement même du cinématographe.

On le voit bien, Robert Gardner met en œuvre un processus de déréalisation des faits ou des êtres contingents filmés par lui, alors même qu’il documente leur actualité immédiate. Tel est le paradoxe fondateur de son geste poétique.

Sur le Gange, par exemple, les bateaux disparaissent en tant que tels, ils ne sont plus des moyens de transport de circonstance mais d’une sombre voile, filmée à contre-jour dans une avancée lente, surgit l’idée, la pure idée d’un autre mouvement qui est celui de la vie et sa progression vers une stase ultime, la mort. On retrouve là un grand thème mythologique qui fait que dans beaucoup de civilisations le passage d’une rive (la vie) à l’autre (la mort) se fait sur un fleuve que l’on descend ou que l’on traverse. Ainsi, le film, qui documente les us et coutumes de quelques habitants d’une grande ville indienne au XXe siècle – rappelons-le – prend pourtant comme motif cette histoire universelle et archaïque qui en semble le vrai sujet.

Ailleurs, dans la brousse du Niger, les chameaux disparaissent eux aussi en tant que tels car leurs corps, à la faveur du ralenti et du cadre resserré, ne laissent plus paraître qu’un gracieux enroulement de leurs pattes. Le ralenti prolongé transforme en effet les pattes des chameaux en autant de roues rapides et élégantes dont surgit un mouvement perpétuel, tracé dans l’air où semblent flotter ces animaux pourtant bien terrestres. Et là encore, on est dans une forme d’abstraction qui renvoie à cette idée largement partagée et inscrite dans le savoir des voyageurs sahéliens selon laquelle les chameaux sont « le vaisseau du désert » [1].

Le cinéma de Robert Gardner est bel et bien traversé par une conception plutôt figurale que figurative des images : voiles de bateaux fantômes, ondulations des visages humains, enroulement des pattes des chameaux, les films qui accomplissent sur des objets et des êtres précis un tel travail plastique peuvent alors être considérés comme des films d’art ou des films expérimentaux. Par-delà les formes actualisées dans les images, ils atteignent une idée qu’ils ne désignent pas comme telle mais qu’ils font deviner ou entr’apercevoir, comme d’un secret qui serait caché derrière une porte. Et il faut alors que la porte s’ouvre pour que du fond de l’image surgisse l’idée qui la sous-tend. L’apparition en passe moins par un déchiffrage du sens que par une perception esthétique des lignes et des formes, des mouvements et des sons, des vibrations et des échos tout à la fois visuels et sonores que ces vibrations engendrent.

 

L’imaginaire

 

Le style propre à Robert Gardner permet ainsi à un lointain, « si proche soit-il », la fameuse « aura » de Walter Benjamin, de surgir dans le présent de ses films. On l’a évoqué, c’est notamment par la valeur figurale de son travail plastique sur les images et les sons que d’emblée le document ethnographique devient un poème cinématographique. Ajoutons à cela que Robert Gardner voyage sur tous les continents et du coup, apparaissent sur les écrans documentaires les images d’une espèce humaine variée où règnent à la fois, inextricablement emmêlées, la ressemblance et la dissemblance. Expliquons-nous. Les Dani, les Hamar, les Peulhs ou les « hors-caste » sont à une grande distance de Robert Gardner lui-même et derrière lui de tous les Européens ou Américains blancs que sa culture emporte avec lui, sur le tournage de ses films. Mais cette distance aux Occidentaux qui existe pareillement pour tous, qu’ils habitent en Océanie (les Dani), ou en Afrique (les Hamar et les Peulhs) ou en Inde (les « hors-caste »), est pourtant relative à des circonstances précises, identifiables. Par exemple, les Dani mènent entre eux une guerre incessante qui n’est pas sans rappeler celles qui se mènent ou se sont menées tout au long du XXe siècle, au Moyen-Orient, en Asie du Sud, en Europe, que ce soit pour des motifs d’ordre politique, économique ou pseudo tribal. La femme de Rivers of Sand aurait pu être une militante du mouvement féministe qui a grandi à la fin des années soixante aux Etats-Unis ou en Europe. Ainsi, les images des films de Robert Gardner semblant intemporelles fonctionnent comme des miroirs qui ne reflètent pas seulement une archaïque mythographie. En effet, dans l’eau de ces miroirs on peut voir se former des apparitions, s’animer des idées. Elles nous font signe qu’une modernité relative au présent du tournage est là, elles laissent deviner que si l’histoire des individus filmés est ancestrale, leurs existences sont pourtant traversées et déterminées par l’histoire contemporaine ambiante.

Forest of Bliss est peut-être le film qui rend le plus sensible ce phénomène tant la confrontation est abrupte entre le cycle toujours recommencé de l’existence humaine et la finitude contingente de la vie de chacun. Les hommes qui s’occupent des morts, les lavent dans le fleuve, les habillent, les incinèrent, sont à l’intersection exacte de deux mondes. En tant qu’officiants du culte des morts, ils sont dans un lieu séparé, sacré, extraordinaire à vrai dire. Mais leur tâche est incessante, elle est quotidienne et elle s’accomplit à ciel ouvert, au bord d’un fleuve où marchent et vivent d’autres gens, concernés par d’autres activités que les leurs. Autrement dit, le temps des morts et le temps des vivants sont confondus dans un même espace-temps dont Forest of Bliss donne la mesure en le construisant comme un cycle semblant moins éternel que, au contraire, animé par le mouvement même de la vie, sa fragilité, son recommencement incessant. Le lointain est donc à l’image du proche, le rituel s’accomplit dans le prosaïque, le permanent s’incarne dans le contingent. Voilà pour « le lointain, si proche soit-il » dont je parlais plus haut.

 

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[1] Au XIXe siècle, on trouve la métaphore chez Jules Verne pour un de ses personnages voyageant dans le sud de l’Algérie : «  Clovis Dardentor et le guide prirent terre – expression assez juste, puisque le chameau, au dire des Arabes, est le vaisseau du désert », Clovis Dardentor, 1896, rééd. 10/18, 1974, p. 142.