Actes de visibilité cinématographiques dans
un poème de Paul-Marie Lapointe

- Sylvano Santini
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Acte de visibilité et critique sociale

 

J’aimerais alors conclure sur une note politique. Le parcours optique du poème « Arbres par la fenêtre » me semble motivé par une critique du tourisme qui s’exprime dans des contrastes qui apparaissent progressivement en suivant le zoom avant sur le paysage. La végétation luxuriante au premier plan, jardin apprivoisé ou prison fastueuse et sécuritaire des vacanciers du troisième âge, détonne en effet avec la forêt sauvage et les déserts à l’horizon en fond de scène. Et entre les deux, les complexes hôteliers riches en verdure, palmiers chics avec les pépères blancs bronzés, s’opposent aux caddies autochtones et aux quartiers pauvres, vaguelettes de servitude. L’acte de visibilité du poème appuierait donc une critique sociale.

Toutes les images dans le poème trouvent leur sens dans une image contraire. C’est pourquoi leur assemblage dans la continuité des espaces, celle dont « le réel ne peut faire fi », en permet la lecture. Or, la nature linguistique du poème nous incite généralement à lire d’abord les mots avant les images, comme si ces dernières n’avaient pour fonction que de représenter les premiers. L’opposition des images se lirait dès lors dans les commentaires qui les qualifient, comme en voix-off. Mais si l’on inverse la tendance en ne priorisant plus la lecture des mots mais celle des images, on pourrait se demander si ce n’est pas plutôt le parcours optique du poème, qui se déploie progressivement en différentes échelles de plans, qui nous révèle l’opposition dans la contiguïté. Ce qui nous permettrait finalement de comprendre la signification des mots. L’acte de visibilité du poème qui prend la forme tranquille d’un plan-séquence ne serait pas qu’une vaine apparence, un luxe métaphorique, un clin d’œil au cinéma. Cet acte de visibilité enveloppe le sens des mots et permet d’y lire, malgré l’apparent silence des images, une critique sociale. Il n’y a donc pas que les mots qui expriment des idées, les enchaînements d’images en continu le font aussi bien, et peut-être mieux. Comme le propose Rancière à propos du cinéma de l’ère post-soviétique de Béla Tarr :

 

Béla Tarr y insiste : si le montage, comme activité séparée, a si peu d’importance dans ses films, c’est qu’il a lieu au sein de la séquence qui ne cesse de varier à l’intérieur d’elle-même : en une seule prise, la caméra passe d’un gros-plan sur un poêle ou un ventilateur à la complexité des interactions dont une salle de bistrot est le théâtre ; elle remonte d’une main vers un visage avant de le quitter pour élargir le cadre ou pour faire le tour d’autres visages ; elle passe par des zones d’obscurité avant de venir éclairer d’autres corps saisis maintenant à une autre échelle. Elle établit une infinité de variations infimes entre mouvement et immobilité : travelling qui avancent très lentement vers un visage ou arrêts d’abord inaperçus du mouvement [16].

 

C’est bien cette force de révélation du plan-séquence que je reconnais comme acte de visibilité dans le poème « Arbres par la fenêtre » dont les images arrivent à exprimer, dans la parole muette du théâtre du regard, la continuité entre des éléments qui autrement apparaîtraient décharnés.

La vieillesse n’a pas assagi le poète. Si ces derniers poèmes, dont « Arbres par la fenêtre », n’évoquent plus les images saccadées ou le montage disruptif des films d’avant-garde, c’est que le poète ne semble plus vouloir renverser la perception par des effets visuels forts, énergiques, inhabituels. Il faut rappeler, je crois, que Lapointe affirmait, dans l’un de ses rares textes sur la poésie, qu’elle avait pour fonction sociale de changer le monde, la vie, en le faisant imaginer autrement [17]. Je doute qu’il ait changé d’avis dans son dernier recueil. Par exemple, son poème « Fourmis », publié également dans Espèces fragiles, est la métaphore évidente de la soumission aveugle des hommes au travail, de leur ignorance des conditions de leurs activités, de leurs buts, de leurs expériences en général. Voici la fin du poème : « Mieux vaut donc se taire. Et que ça bouge ! Et que ça saute ! Au travail, fourmi, petite fourmi, infime fourmi ! Tout reste à faire ! Interminablement. Silencieusement. Jusqu’à la fin des temps » [18]. La critique sociale dans ce poème ressort d’un regard calme, patient, qui tient presque de l’enfance par sa simplicité, sur les hexapodes. Lapointe n’a donc pas changé d’avis, bien qu’il ait changé sa façon de voir les choses, comme s’il avait compris que voir le monde autrement pour critiquer l’état des choses, pour le changer, ce n’était plus le montrer comme on ne l’a jamais perçu, ce n’est plus révéler le chaos latent du monde actuel dans des images spasmodiques, c’est le faire voir comme on le perçoit simplement mais de l’intérieur. On sent bien que son point de vue sur les fourmis l’implique également, comme un enfant qui est fasciné de découvrir pour la première fois à quel point ce monde si étranger pouvait lui en apprendre sur lui-même. La banalité du poème « Arbres par la fenêtre » exprime cette vue de l’intérieur, derrière la fenêtre, comme un regard impliqué je dirais, celui d’un touriste qui remarque très bien par la fenêtre le parc apprivoisé qui a été réalisé pour qu’il puisse y séjourner de façon sécuritaire et qui contraste violemment avec l’univers indigène qui est soit à son service soit expulsé au-delà de la ligne d’horizon, là où il ne voit plus rien. Il voit et sait tout cela sans véritablement s’en offusquer cependant, comme la plupart des touristes d’ailleurs. Son irresponsabilité n’est pas attribuable à du désintérêt ou à de l’égoïsme, mais au fait que ses courts séjours à l’étranger lui apparaissent toujours un peu irréels. C’est peut-être ce qui explique l’impression que la plupart des touristes ont lorsqu’ils arrivent dans leur chambre d’hôtel et ouvrent les rideaux de la porte-fenêtre : le paysage leur apparaît comme sur un écran de téléviseur. Le poète adopte ce regard non pas par résignation mais pour signaler qu’il n’y a plus quelque chose comme un regard extérieur étranger au monde dans lequel on vit et qui nous permettrait de le critiquer. Lapointe était aussi un touriste qui a fréquenté les hôtels de la Costera. Et c’est pourquoi son regard banal, sans style apparent, en révèle le plus sur sa condition d’homme ordinaire et rend la banalité du poème troublante. N’est-on pas tous impliqués dans ce que l’on regarde depuis la pénombre, spectateurs de phénomènes que l’on désapprouve mais auxquels on consent par notre silence ? Qu’ils tirent leur force du montage disruptif dans ses premiers poèmes ou du paisible plan-séquence dans son dernier recueil, les actes de visibilité cinématographiques chez Lapointe ont toujours épaulé une critique sociale.

 

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[16] J. Rancière, Béla Tarr, Le temps d’après, Paris, Capprici, 2011, p. 73.
[17] Voici deux extraits de fragments sur la poésie que Lapointe a écrits en 1977 et qui sont imprégnés, il faut le dire, du discours de la lutte des classes de l’époque : « Transformer le discours = changer la vie […] Il n’y a possibilité de transformer le monde que par une confrontation avec l’imaginaire qui ne soit pas tributaire des lieux communs, signes imposés à tout ce que le quotidien désigne abusivement comme la réalité », Fragments/Illustrations, dans L’Espace de vivre. Poèmes 1968-2002, Montréal, l’Hexagone, 2004, p. 612 et 617.
[18] « Fourmis », Espèces fragiles (2002), recueil repris dans L’Espace de vivre. Poèmes 1968-2002, ibid., p. 538.