Actes de visibilité cinématographiques dans
un poème de Paul-Marie Lapointe

- Sylvano Santini
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Des actes cinématographiques en poésie

 

Avant d’aborder les actes de fiction cinématographiques en poésie que je nommerai « actes de visibilité » pour les distinguer de ceux que l’on retrouve dans la fiction narrative, je vais présenter brièvement Paul-Marie Lapointe. Né en 1929 et mort en 2011, Lapointe est un poète québécois dont les poèmes sont reconnus, dans le milieu littéraire, comme relevant d’expériences formelles, près des expérimentations du surréalisme, de l’avant-garde, des jeux de contraintes de l’OuLiPo, mais aussi, surtout dans ses premiers recueils avant les années 1970, comme empruntant ses rythmes et son lyrisme à la musique jazz, tentant ainsi de traduire la nature dynamique et hasardeuse des mots et des choses. La renommée de Lapointe n'est plus à faire au Québec. Il a publié d’abord son premier recueil Le Vierge incendié à l’âge de dix-huit ans en 1948, très jeune donc, avec l’aide des automatistes, seul groupe d’inspiration avant-gardiste à Montréal à cette époque. La fougue et le souffle de ce recueil, qui ne se démentent pas encore aujourd’hui, rejoignent le ton provocateur et la puissance d’évocation du manifeste Refus global [9] paru la même année. Mais c’est sans doute son long poème Arbre (1960) et son recueil le plus lyrique Pour les âmes (1965) qui en font l’un des poètes les plus importants de la poésie québécoise. C’est d’ailleurs en se référant à ces œuvres que deux autres écrivains majeurs au Québec, Jacques Ferron et Gaston Miron, le considéraient comme le plus grand poète québécois. Lapointe n’a jamais joué au poète incompris, au révolté, il a toujours été plutôt discret et convenable. Journaliste de carrière, il a dirigé le prestigieux magazine d’actualité McClean avant d’entrer à Radio-Canada où il assure plusieurs rôles de directions, dont celui des informations et des programmes. Il a publié son dernier recueil de poèmes Espèces fragiles en 2002 dans lequel on retrouve plusieurs textes sous la forme de tombeaux qu’il dédie à des poètes connus (Novalis, Baudelaire, Rimbaud) ou à des amis poètes (Hénault, Giguère, Miron) [10].

Pour illustrer les actes de visibilité dans la poésie de Lapointe, je me servirai d’un poème de son dernier recueil. Il s’agit d’une description en prose d’un paysage mexicain vu derrière une fenêtre.

 

ARBRES PAR LA FENÊTRE

 

 

Un bouquet de bambous s’élance, tout près ; mille feuilles en lames s’agitent et font qui les traverse un bruit de papier froissé

 

à droite, un guanábano amputé de ses branches, dont j’avais vu la saison précédente les fruits armés de dents vertes ; il en reste un tronc pataud à trois fourches, poilu de feuilles molles effilées remuant à peine sur leurs tiges courtes

 

j’ignore le nom de celui qui affiche, en guise de fruits ou de fleurs, trois petits hérissons à pointes rousses pendus par la queue, la tête en bas parmi les feuilles lobées

 

cet autre, anonyme, ne porte aux branches que huit fleurs jaunes, esseulées, dispersées, et quelques pompons secs et bruns, fruits séchés sans doute

 

généreux et faste en son feuillage vert sombre un flamboyant (serait-il l’arbre de ce nom ? ou la jacarandá ?) dégorge immensément ses rouges, écarlates, carmins, dans la lumière bleue de midi et la mer

 

sous lui comme dans son ombre mais avec une insistance pourpre et rose se tient en boule immobile un bougainvillier

 

des cocotiers tanguent dans la brise, remuent lentement leurs palmes autour de cocos verts gonflés d’eau      de chairs fraîches éventail à l’égyptienne, un palmier royal se déploie, balancement aux mains d’esclave brune au-dessus de la couche impériale

 

des féviers exposent au soleil de février leurs gousses sèches

 

une colline entière d’arbustes divers jouant la nature vierge s’élève au bout du petit golf parsemé de palmiers chic où se meuvent de trou en trou des pépères blancs bronzés et de caddies autochtones   portant sacs et balles

 

en fond de scène (foisonnement de béton et muraille sur la baie de la mer) les grands hôtels de la Costera ; viennent s’y briser les quartiers pauvres, vaguelettes de servitude, petites survies

 

forêt sauvage au-delà
monts et déserts

Paul-Marie Lapointe, Espèces fragiles (2002)

 

Il n’y a pas, à l’évidence, que des actes de visibilité dans ce poème, plusieurs commentaires de natures diverses ponctuent la description des arbres et du paysage. Il ne faut pas être cependant insensible au parcours de l’œil qui s’y dessine et qui suggère une forme de continuité du regard, comme le fait la lumière dans la scène de Western de Montalbetti que j’ai citée plus tôt. Dans son poème, Lapointe invite son lecteur à voir avec lui, à suivre un parcours optique déterminé par son point de vue. Un point de vue situé, comme le titre l’indique, derrière une fenêtre qui, comme un cadrage dans le cadrage, sert d’écran. Il est connu qu’Emile Zola avait déjà imaginé, en une intuition pré-cinématographique, la fenêtre comme un écran sur lequel apparaissaient, déformés, les objets de la réalité extérieure [11]. Cette remarque métacinématographique n’est pas qu’une simple curiosité érudite. Le roman naturaliste qui a usé largement de la description détaillée sous le mode de l’ocularisation ou de la focalisation zéro [12] est né d’un désir qui n’est sans doute pas étranger à l’attrait sociologique du cinéma direct. Elle a l’intérêt de nous faire voir que la métaphore de la fenêtre précise un acte d’énonciation qui ne connaît pas les genres ; image qui peut dès lors servir à quiconque prétend « adorer parler de la planète et de ses habitants », comme le fait le poète dans son poème « Blues » (Pour les âmes, 1965).

Revenons au poème « Arbres par la fenêtre ». La détermination d’un regard dans un présent de la vision est la seule signification que l’on peut donner au déictique « à droite » qui débute la deuxième strophe du poème et qui exprime une perception en acte. On voit avec le poète des arbres au premier plan, puis, comme s’il s’était approché un peu plus de la fenêtre pour en saisir les détails, on perçoit leurs branches, leurs feuilles et leurs fruits ; et la lumière qui accentue les couleurs des arbres frappe l’œil de toute évidence. Ensuite, en un plan légèrement plus éloigné, on découvre avec lui un terrain de golf, des joueurs. Le plan semble assez rapproché toutefois pour qu’on puisse y remarquer des « pépères blancs et bronzés ». Le sarcasme du poète peut nous laisser croire qu’il ne les perçoit pas vraiment, mais qu’il sait très bien néanmoins à quoi ressemblent ces points blancs qui se déplacent au loin sur la pelouse. A la fin du poème, dans un plan « en fond de scène » dit-il, on voit d’abord des hôtels et des quartiers pauvres, et puis « au-delà », une « forêt sauvage », des « déserts ».

Ce parcours optique déterminé par un zoom avant, dont on reconnaît l’effet dans la variation graduelle des échelles de plan sur le paysage vu par la fenêtre, correspond exactement à ce que j’appelle un « acte de visibilité ». Par un tel acte, le poète amène le lecteur à reconnaître un mouvement du regard, un parcours optique. Le poème ne décrit donc pas seulement les objets de la réalité extérieure, il use de signes énonciatifs (comme les embrayeurs de description « à droite », « en fond de scène » ou « au-delà ») dont la valeur illocutoire conduit le lecteur à reconnaître le diagramme d’un plan auquel le cinéma l’a habitué : un zoom avant sur le paysage.

 

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[9] Rédigé en 1948 par le peintre Paul-Emile Borduas et cosigné par plusieurs artistes associés aux automatistes, dont le peintre Jean-Paul Riopelle et le poète Claude Gauvreau, Refus global exprime l’exaspération d’une génération qui ne supporte plus les autorités cléricales qui contrôlaient encore à l’époque plusieurs domaines importants de la société et les mondes scientifique et économique qui gèrent la vie sur le seul principe de la raison raisonnante. Il propose, à la place, un recours à la magie et au mystère objectif, ce qui évoque, bien sûr, le surréalisme. Le Vierge incendié et Refus global sont les deux premiers textes à paraître aux Editions Mythra-Mythe fondées la même année par l’un des signataires du manifeste Refus global, Maurice Perron.
[10] Pour des compléments d’informations bibliographiques sur Paul-Marie Lapointe, je renvoie au site L’île. L’infocentre littéraire des écrivains québécois.
[11] « […] il y a, enchâssé dans l’embrassure de la fenêtre, une sorte d’Ecran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés… », E. Zola, « Lettre à Antony Valabrègue », Correspondance, t. I, Montréal et Paris, Presses de l’Université de Montréal et Editions CNRS, 1985, p. 375. 
[12] Voir Fr. Jost, L’Œil-caméra : entre film et roman, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987, pp. 24-25.