Poétique de l’immonde
- Frédéric Astruc
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Il nous semble que la poésie au cinéma se saisit dans l’instant, moins dans un processus d’intellection que dans une perception immédiate. Pour autant, ce qui se donne à voir comme poétique s’avère être le fruit d’un souvenir du film que l’exégète va tenter d’expliquer en l’étudiant. L’immédiateté de la perception se voit alors soumise au différé de l’analyse.

Faisons l’hypothèse suivante : d’un film, nous ne retenons que le saillant, ce qui est nouveau pour nous. Ce qui est nouveau n’a pas vocation à être toujours poétique, mais la poésie se fonde certainement sur une découverte. Ne peut être poétique a priori une image mainte fois ressassée, ne peut être poétique ce que l’on sait déjà. Seule l’image inédite serait de nature à susciter une émotion poétique.

Nous allons nous efforcer d’interroger la poésie au cinéma à travers deux exemples contemporains mus par la même radicalité : un plan extrait de Hunger, de Steve Mc Queen (2008), et un autre tiré de Morse, de Tomas Alfredson (2008).

Ces plans sont-ils poétiques ? Si oui, en quoi ? Certains sujets ou motifs résistent-ils à la poésie ? L’immonde est-il propice à la construction poétique ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre.

 

Dans l’introduction de son ouvrage consacré à une poétique du cinéma, Raoul Ruiz justifie son intérêt pour l’obscurité ainsi :

 

« De la lumière, plus de lumière » disait Goethe avant de mourir. « Moins de lumière, moins de lumière », répétait Orson Welles sur un plateau […] Dans le cinéma actuel, il y a trop de lumière. Il est temps de revenir aux ombres […] Retournons aux cavernes » [1].

 

Première caverne : Hunger

 

Le film de Steve Mc Queen relate un fait historico-politique. Dans les années soixante-dix, alors que le conflit entre l’Irlande et l’Angleterre s’intensifie, des membres de l’IRA sont incarcérés à la prison de Maze. Le 1er mars 1976, le gouvernement Callaghan fait voter une loi qui les prive de leur statut de prisonniers politiques. Désormais traités comme des criminels de droit commun, ils subissent passages à tabac, mauvais traitements, tortures… Afin de sensibiliser l’opinion publique sur les conditions inhumaines de leur détention, les prisonniers organisent une série de grèves, dont une grève de la faim, devenue tristement célèbre. Bobby Sands, qui purgeait une peine de quatorze ans, sera ainsi le premier à mourir, bientôt suivi de neuf autres détenus.

Le plan qui nous intéresse se situe à dix-huit minutes du début. Que voyons-nous ?

Un couloir de prison filmé frontalement dans une perspective classique, avec au point de fuite une grille… L’espace est clos, physiquement et symboliquement (le couloir apparaît comme une métonymie de la prison elle-même). Tandis que les cellules sont alignées en parfait vis-à-vis, la position centrale de la caméra scinde la composition en deux registres égaux : la symétrie est verticale. Par ailleurs, l’image tend à la monochromie (le vert est omniprésent ; il se déploie en camaïeux du sol au plafond), l’éclairage scande l’espace en profondeur par une alternance d’ombres et de lumières… Par dessus tout, c’est ce qui se passe au sol qui focalise notre attention : trois fluides convergent à des vitesses variées, celui du bas se jetant dans celui du milieu, bientôt rejoint par celui du haut (notons que le point de montage n’intervient qu’après leur « union »).

Au premier regard, point de politique ici. Si Mc Queen dénonce les dérives de l’administration pénitentiaire en ce qu’elle soustrait l’hygiène la plus élémentaire (les cellules n’ont pas de toilettes), l’image du couloir appartient à un autre registre de la fiction, celui où l’histoire s’efface temporairement au profit d’une émotion esthétique pure. Si tant est que cette image soit poétique, la poésie ici se fonde sur une double opposition. D’essence sensible, le plan se démarque des autres plans en se dispensant de l’obligation de raconter (on remarque aussi que son incongruité, pour ne pas dire son ironie, contraste avec le sérieux du propos). Puis, l’immobilité et la dureté présumée des murs contrastent avec la circulation et la légèreté des fluides. Sur ce point, c’est de l’Arte povera, une mise en relation plastique de matériaux qui témoigne de leur degré d’éphémérité ou d’inaltérabilité. Germano Celant, théoricien du courant, affirme que l’Arte povera célèbre « un hymne à l’élément primaire, à l’élément banal, un hymne à la nature » [2]. Il ajoute que « L’accent est mis sur le fait brut et sur la présence physique d’un objet » [3], comme en témoigne une sculpture de Giovanni Anselmo : Structure qui mange [4], 1968.

Dans Hunger, l’absence de personnage et d’action nous invite à saisir les matériaux dans leur essence phénoménologique. Un contraste naît de la rencontre du béton et de l’urine, deux productions de l’homme, l’une, inerte, associée à la construction, l’autre, organique, sujette à déplacement. Si la dalle de béton contraint le parcours des fluides par ses irrégularités, l’élément liquide prédomine en donnant l’impression de pouvoir s’infiltrer partout.

L’autre curiosité de cette image est aussi la plus décisive ; elle est liée à la nature taboue de l’urine. Quel rapport entretenons-nous avec elle ? Ou, plus exactement, quelle représentation avons-nous de l’urine ? Celle-ci est liée aux fondements judéo-chrétiens de notre civilisation, et plus précisément à la séparation du pur et de l’impur telle qu’elle est définie dans la Bible… Dans Le Lévitique, il est demandé au peuple juif d’isoler l’impur du pur. Est alors considéré impur, tout ce qui sort du corps : sécrétions, déchets, excréments, etc. L’urine, parce qu’elle s’écoule de notre corps, est immonde, relève de l’immondice et par conséquent de l’ordure qu’est en puissance le corps humain. Si nous ne pouvons nous en affranchir, son expulsion doit se faire dans le plus grand secret, derrière une porte close. Dans Hunger, Mc Queen transgresse en partie l’interdit par l’ellipse : nous ne voyons pas les hommes uriner mais nous savons que les « pots de chambre » qu’ils déversent au bas de leur porte contiennent le liquide organique. L’acte est désolidarisé de sa production. Cette absence de connexion directe participe de l’effacement temporaire de son caractère impur. Mais le cinéaste va plus loin : en épousant la morphologie du sol, le fluide acquiert une autonomie, il devient anthropomorphe, expressif, libre. Il se joue de la rudesse du béton pour s’insinuer à son gré sur son lit. Au final, les fluides se rejoignent, générant des ondes, se mélangeant pour – on le suppose – ne plus faire qu’un. Si la parole est interdite dans la prison, les fluides restaurent une forme de dialogue entre les détenus, aussi trivial soit-il. Vidée progressivement de sa connotation religieuse et de sa dénotation courante, l’urine réinvestit son statut d’objet pur et en même temps acquiert au fil du plan une autre signification. Tandis que la rigidité de l’administration pénitentiaire et, au-delà, du gouvernement anglais qui l’emploie s’incarne dans le carcan bétonné du couloir, les fluides évoquent le mouvement contestataire irlandais en exprimant une forme de résistance au système. Quand Mc Queen représente l’immonde, il le débarrasse de ses oripeaux traditionnels pour construire un discours politique via l’allégorie.

De notre point de vue, la poésie ici naît d’un désir iconoclaste, de cette transgression érigée en blasphème [5] qui consiste à sacraliser l’impur pour susciter une émotion plastique laquelle in fine s’arcboute sur la veine discursive du film. Militer par l’image, en l’image, en la retournant comme on retourne un cliché. Pour cette raison, la référence à l’Arte Povera ne nous paraît pas artificielle. Ici comme là, l’œuvre est pensée sur le mode de la guérilla, l’auteur revendiquant un engagement social. Cette posture politique se manifeste par une activité artistique qui privilégie le processus, autrement dit le geste créateur, au détriment de l’objet fini. Sur ce plan, l’Arte Povera se rapproche du Tachisme, où l’éclaboussure est le fruit du hasard et de l’énergie investie par l’artiste manipulant son matériau. Ne voit-on pas dans Hunger, les prisonniers verser leur urine les uns après les autres sur le sol ? ce faisant, ils reproduisent le geste d’Andy Warhol exécutant Piss Painting (1978), une série expérimentale sur l’abstraction par oxydation de matière urinaire.

 

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[1] R. Ruiz, Poétique du cinéma 2, Paris, Dis voir, « Cinéma-fiction », 2006.
[2] Cité par Maïten Bouisset, « Arte Povera », Encyclopaedia Universalis.
[3] Cité dans « Arte Povera », Dossiers pédagogiques, Centre Pompidou.
[4] « Composée de deux blocs de granit polis et d’une laitue fraîche, cette œuvre repose sur l’opposition des matériaux qui sont ici assemblés et maintenus en équilibre. Le contraste entre l’élément minéral, en l’occurrence du granit souvent utilisé dans l’art funéraire, et la laitue fraîche, signe de vitalité, souligne l’effet de l’altération du temps et la fragilité du monde vivant », ibid.

[5] Le blasphème, de fait ou intertextuel, inscrit le travail de Mc Queen dans la lignée génétique des surréalistes (on pense à Un chien andalou, L’Age d’or). Ou comment l’immonde, à certains égards, est propice à la poésie.