Synthèse
- Marion Poirson-Dechonne

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Ces diverses tentatives illustrent un des aspects importants de l’interaction qui se noue entre cinéma et poésie, à savoir l’appropriation de formes d’écriture poétique par ce dernier. Cette tendance se manifeste non seulement par le langage visuel du film, mais aussi par sa matière sonore. Au-delà de la manière dont il s’est emparé de la forme globale et des sujets des poèmes, en mimant des types de constructions, comme celle des chants amébées, de l’épopée ou du haïku, il a abordé d’autres secteurs de la poésie, en créant des équivalents au langage poétique, comme les rimes visuelles ou les effets de rythme. Mais cette appropriation de l’écriture poétique passe aussi par le dialogue, qui présente des essais de versification. Certains films utilisent des vers existants (on l’a vu dans les cas d’allusion, citation ou adaptation). D’autres, au contraire, se sont efforcés de créer un dialogue versifié original.

Déjà, le cinéma muet présentait des intertitres poétiques, en particulier pour la répartition typographique. Dziga Vertov, Gabriele d’Annunzio, Marcel L’Herbier ou Carl Mayer en ont fait usage. Mais, comme l’a montré François Amy de La Bretèque, on trouve aussi des exemples précis de dialogues versifiés. Celui du Capitaine Fracasse, adaptation du roman de Théophile Gautier, d’Abel Gance, permet une mise à distance ironique. Alain Resnais a fait appel à des poètes pour deux de ses films. Il a demandé à Paul Eluard le commentaire de Guernica, et à Raymond Queneau celui du Chant du styrène.

Ces tendances sont réinvesties à travers d’autres procédés, d’autres procédures, comme celle des dialogues de cinéma initiée par Pier Paolo Pasolini. Le cinéaste poète a construit une théorie sur le langage et plus particulièrement le langage oral, qui puise dans une dimension oubliée, archaïque, et émerge lorsque les langues de culture échouent à exprimer l’expérience sensible. Pasolini a assigné à la poésie la fonction d’inventer une forme culturelle du langage capable de renouer avec l’énergie, l’authenticité et la dimension instinctive de l’oralité. Le pasticciaccio pasolinien a privilégié une forme intertextuelle et plurilingue du langage, au détriment de sa forme pétrarquisante. Les dialogues de ses films expriment cette dimension qu’il a théorisée dans ses écrits. On la retrouve chez d’autres cinéastes, comme Abdellatif Kechiche, auteur de La Faute à Voltaire (2000), qui ont fait de la poésie un point de jonction entre langage et politique. Depuis cette œuvre, l’intérêt de ce réalisateur pour la poésie ne cesse de se manifester. Vénus noire (2010) renvoie, par son titre, à Baudelaire. Dans La Faute à Voltaire, Abdellatif Kechiche, soucieux d’intertextualité, a réutilisé la dimension polysémique et métaphorique des poèmes cités par ses personnages, en rupture avec la violence du contexte dans lequel ils étaient proférés, car ils ouvraient à d’autres mondes, tant culturels qu’intérieurs. Ses films ont mis en évidence la territorialisation par le langage, ainsi que sa dimension réflexive, politique et sociale.

Mais que faut-il entendre, en définitive, par la notion de cinéma poétique, et à quelle conception du cinéma et de la poésie ce dernier fait-il référence ? Stavros Tornes, Robert Gardner, Paradjanov, Steve Mac Queen, Tomas Alfredson, Philippe Garrel ou Jean-Daniel Pollet, qu’ont en commun ces cinéastes, si ce n’est une forme particulière de poésie ? Comment le cinéma devient-il poétique ? Ses liens avec la poésie, comme on a pu le voir, empruntent différentes voies, correspondent à diverses définitions, ou divers traits du langage poétique.

Un premier point concernerait la réflexivité. Comme la poésie, le cinéma se réfléchit, réfléchit les autres arts, réfléchit sur lui-même et sur eux, met en évidence leur interaction, tente de construire des passerelles, des points de suture, sans pour autant nier les écarts. Comme la poésie, il affiche un lien avec la magie, met les choses en correspondance. Comme elle, enfin, il présente des accointances avec l’univers onirique, jouant sur des effets de condensation, ou de déplacement. On retrouve certaines de ces tendances chez l’anthropologue Robert Gardner, et dans l’univers du documentaire, parfois proche de la poésie. Forest of Bliss met l’accent sur la raréfaction de la parole, créant un univers sonore indéchiffrable, proche de l’incantation, et crée des accords rythmés entre les formes visuelles et sonores. Deep Hearts, comme le précédent, déréalise les faits et les êtres, renoue avec les principes fondateurs du langage poétique, et des thématiques mythologiques, universelles et archaïques. Ces films renvoient à une conception plus figurale que figurative des images, font du cinéaste un voyant, et constituent les images filmiques en alter ego des images poétiques. Stavros Tornes, considéré comme le poète du cinéma grec, s’attache à associer idées, symboles personnels, souvenirs primitifs, magie, figures mythiques ou allégories pour faire émerger le matériel des rêves. Il tente de métamorphoser la réalité par le biais du cinéma, de transformer des pensées poétiques en images cinématographiques. Ainsi, des liens se nouent entre ces cinéastes, pourtant si différents, par l’appréhension d’un univers poétique, ou d’une pensée. Sergueï Paradjanov restitue la sensation de rêve par l’esthétique du collage, qui renvoie aussi au monde de l’épopée. Il joue avec le motif du regard et de la cécité, en revisitant le motif du poète voyant. Son cinéma touche à la poésie par la notion d’énigme et de mystère, de signe et de sens. Il crée des correspondances par l’usage de la métaphore et des synesthésies si chères à Baudelaire et à Rimbaud. Philippe Garrel et Jean-Daniel Pollet ont en commun la réflexion sur la relation entre écriture poétique et écriture filmique. Ils se sont attachés à construire une poésie cinématographique à la fois volontaire et involontaire, s’interrogeant sur la manière dont l’image poétique pouvait entrer en correspondance avec l’image filmique. Ils ont tenté de métamorphoser le réel au travers d’un processus créatif, tant sonore que visuel. Le premier apparaît proche de Nerval et du surréalisme, le second de Francis Ponge, mais aussi de Ritsos, Baudelaire et Rimbaud. Garrel ressent le cinéma comme un univers tissé de rêve et d’hypnose, proche de l’expérience surréaliste. Les titres de ses films, issus de processus d’écriture automatique liés à l’inconscient, y renvoient. Il fait fusionner références cinématographiques et poétiques, dans une forme plastique qui fonctionne comme un révélateur de l’onirisme. Jean-Daniel Pollet transcrit le monde de Ponge en images et en sons. De nombreux cinéastes ont contribué à transfigurer le réel. Deux d’entre eux, Steve Mac Queen et Tomas Alfredson, ont repris à leur compte le désir de sublimation baudelairienne par une poétique de l’immonde. Le premier sacralise l’impur dans Hunger, créant une forme de poésie iconoclaste, proche de l’Arte povera, pour faire naître une émotion plastique. Le second s’est attaché à dépasser le réel par la création d’une forme poétique permettant le passage du noble à l’ignoble. Il a mis en évidence, à travers l’horreur, la beauté du laid, qu’ont promue Caravage et Goya, et a transfiguré le réel par l’esthétique.

Ainsi, de nos jours, la poésie tend parfois à s’échapper du livre pour subir des métamorphoses, user de nouveaux langages, investir d’autres supports, dont l’écran de cinéma (et ses avatars) constitue l’un des plus propices à l’inventivité et au dialogue.

 

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