D’autres approches suscitent l’intérêt des chercheurs, comme celle de Nathalie Quintane, qui, avec Mortinsteinck, a écrit un livre à partir d’un film. Peut-on le rapprocher des « novellisations poétiques » de Jan Baetens, en particulier dans son adaptation de Vivre sa vie de Godard ? Très différente de la démarche précédente, celle de Bérard produit un film en apparence raté, qui s’approprie le statut d’objet d’art sans pour autant correspondre aux critères de ce dernier. L’œuvre d’art n’est plus perçue comme un objet clos mais doit être repensée comme faisant partie d’un réseau, le livre et le film relevant d’un même dispositif. De même, Jérôme Game et Pierre Alferi divergent dans leur démarche. Alferi a conservé une dimension narrative, dans un récit mis en scène dont le travail du son, constitué de musique, dialogues et bruits s’avère proche du filmique, tandis que Jérôme Game s’est attaché dans ses vidéopoèmes à déconstruire et disséminer les effets narratifs, évacuant les références mimétiques. Il a exhibé les opérations techniques, défait la langue et son fonctionnement narratif. Au Canada, Paul-Marie Lapointe, d’une autre manière, a transposé dans ses poèmes des effets cinématographiques. Dans son œuvre, Sylvano Santini a isolé la dimension performative de l’adaptation de procédés filmiques à l’écriture. Le lecteur est invité à prendre conscience de ces effets, et à les reconnaître, grâce au pacte que l’auteur conclut avec lui. Ces « actes de visibilité », selon les termes de Santini, imaginés par Lapointe s’apparentent à un parcours optique, qui rappelle la manière dont le cinéma règle l’apparition des choses par le biais du montage, tandis qu’à d’autres moments, son travail d’écriture évoque le plan-séquence. Tous ces procédés, loin de s’avérer gratuits, sont mis au service d’une critique politique et sociale.
Inversement, le cinéma s’est approprié la poésie en usant de diverses pratiques et procédures, comme l’allusion, la citation ou l’adaptation. Toutefois, même si la poésie paraît renvoyer à la quintessence du cinéma, qu’elle s’attache à restituer, l’adaptation de poèmes s’avère relativement marginale, en regard de celle des romans ou des pièces de théâtre, en raison de la prédominance du narratif (le rejet de ce dernier devenant du coup l’une des caractéristiques essentielles d’un cinéma défini comme poétique). Certains poètes, plus que d’autres, trouvent au cinéma une place privilégiée. Des vers de Yeats ou de Paul Valéry (Le Vent se lève, de Miyazaki, cite à deux reprises le final du Cimetière marin) deviennent des titres de films. Dante, Shakespeare, Keats, Robert Browning, et, pour la France, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, nourrissent le cinéma. Il semble que quelque chose de la pensée baudelairienne subsiste dans la « poétique de l’immonde » présente chez certains cinéastes. Umberto Eco a écrit l’histoire de la laideur. Baudelaire, dans « Une charogne », sublimait les sujets les plus atroces en leur conférant une dimension poétique. Ce n’est donc pas un hasard s’il a inspiré le cinéma qui y fait abondamment référence. Chez Germaine Dulac, il devient la lecture favorite de l’héroïne de son film, La Souriante Mme Beudet. La réalisatrice y fait aussi allusion dans un carton de son film L’Invitation au voyage. Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Agnès Varda, François Truffaut, mais aussi Anne-Marie Miéville, Bruno Gantillon, Joseph Larraz, ont tous cité Baudelaire.
Man Ray, pour sa part, a adapté L’Etoile de mer de Desnos, en puisant plutôt, comme l’a montré Cornelia Lund, des fragments dans l’œuvre du poète. Il reprend dans son film les stratégies des poètes surréalistes, combinant l’image et le texte sur le mode associatif. Un autre film, Les Mystères du château du dé, proclame son inspiration mallarméenne. Le choix de ce poète ne doit rien au hasard, Mallarmé ayant, comme Rimbaud, rompu avec ses prédécesseurs, et joué un rôle déterminant dans l’évolution de la théorie poétique. Le film cite des vers du poète, s’exprime par métaphores, joue sur les mots, devient « ciné-poème ».
On constate par ailleurs qu’un certain nombre de poètes ayant inspiré les cinéastes sont ceux du rêve, Novalis, Nerval, qui préfiguraient le surréalisme, ou ceux de la transgression et de l’invention poétique, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé. Le rêve présente bon nombre d’affinités avec le cinéma, dont le dispositif, analysé par Christian Metz dans Le Signifiant imaginaire, offre une très forte dimension onirique. Le motif du rêve apparaît dans bon nombre de films, chez des cinéastes en lien avec le surréalisme, comme Buñuel ou Dali, et chez Alfred Hitchcock dans sa période en relation avec l’inconscient et la psychanalyse, mais pas seulement. Fellini, Resnais, Kurosawa, Amenabar et bien d’autres ont tenté de filmer le rêve.
Mais le cinéma de fiction n’a pas l’apanage de la citation poétique. Certains documentaires, comme ceux de l’école documentariste anglaise, ont aussi usé de ce procédé. Le film Coal Face, d’Alberto Cavalcanti, montre des images des mineurs et de la mine, tandis que l’on entend, en voix off, le poème d’Auden mis en musique par Britten. En France, L’Or et le plomb se termine par un poème de Max Pol Fouchet.
Parfois, ce sont des formes poétiques que le cinéma s’efforce de transposer en images. Le langage discontinu des premiers temps du cinéma a renoué singulièrement avec l’épopée, qui, comme lui, a privilégié l’asyndète. De façon consciente, certains cinéastes ont mis en évidence cette similitude, Ainsi, Torre-Nilsson, dans Martin Fierro, a pris le relais de la poésie orale en adaptant un célèbre poème argentin, et Paradjanov avec Achik Kerib de Lermontov, devenu un récit sous la plume de l’écrivain russe, a semblé renouer avec la forme poétique du dastan (forme originaire du conte qui a inspiré Lermontov), par une écriture faite de juxtapositions, destinée à faire éclater la logique narrative. D’autres stratégies se sont manifestées, comme celles de Derek Jarman ou de Peter Greenaway. Ce dernier a adapté avec Tom Phillips L’Enfer de Dante, dans un téléfilm dont le titre, A TV Dante, se substituant à celui du poète italien, rappelle l’écart entre les deux media et le rôle joué par l’adaptation. Derek Jarman, pour sa part, a essayé de produire une équivalence filmique des Sonnets de Shakespeare.
La tentative de Greenaway s’accorde à sa pensée sur le cinéma, et revisite une polémique soulevée vers 1917 par un scénariste anglais, Elliott Stammard, qui avait défini l’essence de ce dernier par le recours à l’image de l’écriture poétique et le rejet du narratif, une tendance que l’on retrouve chez bon nombre de cinéastes férus de poésie. Greenaway, pour sa part, considère que le cinéma n’a rien inventé depuis les années 1920, et tente de renouer avec des potentialités que la prééminence du narratif a contribué à reléguer aux oubliettes. Il a tenté de prolonger la réflexion sur la relation entre le texte et l’image au sein du medium cinématographique, en expérimentant diverses stratégies. Le cinéaste s’est attaché à mettre en scène la tension entre le texte d’origine et la réception contemporaine, n’hésitant pas à recréer l’équivalence filmique des notes en bas de page. Il a fait le choix délibéré de l’antiréalisme, conscient que son étrangeté mettait en évidence la fulgurance poétique, a usé de divers procédés et multiplié les recherches formelles, en traitant l’écran comme un support pictural, tandis qu’il rendait hommage à deux figures importantes du pré-cinéma, Marey et Muybridge.