Disputes intermédiales : le cas de l’ekphrasis.
Controverses

Liliane Louvel
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Discussion : à partir des propositions de James Heffernan

 

Pour James Heffernan l’ekphrasis a une fonction dynamique et « obstétrique », je dirais plus volontiers, maïeutique ou révélatrice. Grâce à la figure, viennent au jour des récits des commentaires : « it typically delivers from the pregnant moment of visual art its embryonically narrative impulse, and thus makes explicit the story that visual art tells only by implication » [29] (the pregnant moment (et "pregnant" en anglais signifie portant un enfant ; "enceinte" appliqué à une femme) rappelle Lessing et son pragnantesten). L’ekphrasis a donc une fonction de dépli. Elle donne voix à un objet silencieux (ek-phrasos), elle ne fait donc pas que le représenter mais a une valeur de prosopopée. Elle n’est pas seulement un mode du dire l’objet mais aussi un mode d’adresse à l’objet et de l’objet. C’est là faire réponse à Lessing qui voyait les images silencieuses comme de belles femmes, réservant le pouvoir expressif à la poésie. L’ekphrasis, pour James Heffernan, opère donc une révolution de l’image contre le mot sur la scène du langage. Voilà aussi une vision qui remet en question la hiérarchie et la domination des genres.

Et en même temps, il faut redire le pouvoir fascinant de l’image (d’où les tentatives iconophobes, iconoclaste, iconomaques) et expliquer la longévité de l’ekphrasis grâce au désir qui sous-tend le texte pictural, grâce aussi à une aspiration commune à l’immédiateté de l’image, à sa force d’ouverture, à ses traits, lignes et couleurs.

L’ekphrasis est l’antagoniste du récit pour James Heffernan, car si elle ressemble à une forme de description, elle n’est ni soumise ni esclave. C’est une forme dite ornementale qui refuse précisément de n’être que cela, ornementale. Pour James Heffernan, ce qui l’a maintenue en vie depuis Homère, c’est son énergie paragonale. Sa force résiderait dans ses capacités agonistiques, dans sa résistance (son mode d’efficace qu’est le pouvoir fixateur de l’image) au mode rival du récit qui progresse. Ce qui rejoint une interprétation paragonale ou agonistique de l’ekphrasis et de son fonctionnement. Pour ma part, je préfère une vision plus irénique et réconciliée du rapport texte/image, qui est justement cela, un rapport, une collaboration et non un combat qui viserait à l’anéantissement de l’un ou de l’autre. Ce qui est compatible avec sa fonction obstétrique ou maïeutique.

James Heffernan décèle aussi une friction entre les formes fixes de l’art visuel et la poussée narrative des mots. Ce que j’appelle moi le grésillement du texte pris dans la résille de l’image. Où l’on retrouve la question de l’efficace de l’image-en-texte et de l’efficacité de l’ekphrasis-en-récit. Force « ouvrante » de l’image pour Emmanuel Alloa [30], elle serait son immanence et son imminence.

 

Où va l’ekphrasis ? images-en-textes, texte/image ?

 

Quel est le futur intermédial de l’ekphrasis ? Peut-on envisager d’aller jusqu’à définir une « littérature ekphrastique » ? Quelle différence faire désormais entre interprétation et description car souvent la frontière est mince ?

Je rappellerai ici donc le développement au XIXe siècle de la poésie ekphrastique sous l’influence de l’ouverture des musées qui donnaient accès aux œuvres (nombreux poèmes d’après Brueghel comme La Chute d’Icare etc.).

Se pose également la question de la frontière entre histoire de l’art et poésie (fiction) ekphrastique : dans son poème sur Parmigianino, John Ashbery fait état de ses réactions face à la peinture (question de réception). Il mêle histoire de l’art, fiction et parcours du regard. Les poètes et écrivains de nos jours sont bien au fait des techniques de décryptage d’images et ils les appliquent dans leurs œuvres. Conséquence intéressante : la frontière entre l’écrit sur l’art et l’art de l’écrit semble parfois mince et donc justifierait une étude plus poussée. A l’époque postmoderne qui joue sur l’hybride (après l’ère moderniste), les exemples sont nombreux : The Underpainter, de J. Urquhart, An Equal Stillness de F. Fay, The Children’s Book de A. S. Byatt dédié au Victoria and Albert Museum.

Ce qui pose aussi la question du langage autour de l’image : titres, cartelets, guides, catalogues, conférences etc. où la présence de la peinture est souvent narrativisée. Il s’agit toujours de « discours » soumis à une idéologie, dans un contexte, même lorsque, par réaction à l’enseignement traditionnel de l’histoire de l’art on en vint, avec Panovsky, par exemple, à proposer le terme d’iconologie, puis de « lecture » sémiotique des œuvres. Points fort critiquables et critiqués car ils poursuivent l’inféodation de l’image au langage et à des systèmes de signes.

L’ekphrasis s’applique désormais non seulement à des peintures mais aussi à tous types d’images, comme autant de « substituts du pictural ». Photographies, cartes, tapisseries, miniatures, architecture, ruines, sont les sujets des descriptions d’objets d’art déjà eux-mêmes éloignés à deux degrés de l’objet du monde naturel qu’ils reproduisent. Nous vivons dans une ère de reproductions qui nous donnent souvent l’exemple des œuvres reproduites et commentées, voire décrites. « After Brueghel » comme on le dit en anglais d’un poème écrit d’après une œuvre du peintre, si c’est bien d’après Brueghel c’est aussi « après Brueghel ». Ce qui ouvre aussi la voix vers les enjeux de l’anachronie, cet accroc dans le temps qui fait sens. Avec internet et les réseaux complexes de superpositions de textes et d’images d’œuvres accessibles sur la toile, la relation texte/image et l’ekphrasis en particulier, ont encore de beaux jours devant eux. Même si l’image n’en finit pas de défier le langage et de lui imposer ce que Woolf voyait en termes de « silence obstiné » face aux œuvres de sa sœur et de ses amis (Roger Fry, Vanessa Bell, Duncan Grant) et ce que Ashbery nommait comme : « the strict/otherness of the painter in his/other room » [31] (« la stricte altérité du peintre dans son/autre chambre ». Ce qui pourrait aussi définir l’ekphrasis : l’autre chambre pour une autre vision de l’art.

 

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[29] Elle délivre le moment fécond de l’art visuel de son impulsion narrative embryonnaire, et rend ainsi explicite l’histoire que l’art visuel ne conte qu’implicitement. J. A. W. Heffernan, Museum of Words, The Poetics of ekphrasis from Homer to Ashbery, op. cit., p. 5.
[30] Penser l’image, sous la direction d’E. Alloa, Paris, Les Presses du réel, 2010, p. 18.
[31] J. Ashbery cité par J. Heffernan, op. cit., p. 8.