Disputes intermédiales : le cas de l’ekphrasis.
Controverses

Liliane Louvel
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La forme circulaire du bouclier produit un récit circulaire, celui de l’injure faite à Achille et du renoncement à la vengeance du héros, comme plus tard l’Odyssée récit d’un « périple », navigation en forme de boucle. Où l’on voit que la spatialisation du récit joue un grand rôle et que l’on peut noter à la suite de Murray Krieger, l’importance des métaphores spatiales dans le discours littéraire : on parle de « structure », de « cadres », de « circularité », de « miroirs », de « mise en abyme », de « chiasmes », de « figures » de « construction », d’antithèses, de « parallèles », d’« ouvertures », de « montées », de « sommets » et de « chutes », de « blancs » typographiques, de « texture », d’« images », de « période carrée », comme l’attestent les anciens livres de rhétorique. On parlait de « lieux communs » à la Renaissance, remontant à la tradition cicéronienne de l’éloge, pour codifier et dresser la liste des clichés et des formes à employer dans les discours. Ceci révèle peut-être l’importance du visuel dans la lecture qui fait de l’image textuelle ce qui reste dans l’œil du lecteur une fois le livre posé : des dispositifs, des « cadres », des scènes, des lieux, des atmosphères.

Murray Krieger retrouve la circularité de l’ekphrasis canonique dans un autre modèle archéo-littéraire, celui de l’urne funéraire comme dans « Ode on a Grecian Urn » de Keats, ou encore chez Donne, Shakespeare, T. S. Eliot, Faulkner [7]. La fécondité de la forme circulaire de l’urne grecque en tant que principe de modélisation - contenant qui mime son contenu puisque l’urne contient les cendres du défunt - a été particulièrement bien montrée par Leo Spitzer dans son étude de l’« Ode on a Grecian Urn » de Keats [8]. On en trouve un tout récent avatar dans un roman de Graham Swift Last Orders, dans lequel quatre compagnons du défunt exécutant ses dernières volontés, effectuent le voyage de Londres à Margate, afin d’y disperser ses cendres. Le livre, dans sa narration pulvérisée en une multiplicité de voix, quatre majeures auxquelles s’ajoutent des mineures, s’érige en urne funéraire contenant les bribes de la vie de Jack le boucher, que le lecteur peut reconstituer grâce au discours polyphonique. « Dust unto dust, ashes to ashes » (« poussière tu es… »). La rotondité de l’urne (en plastique) des « dernières volontés » se superpose sur le mode parodique à la rotondité du verre de bière du polysémique « last orders », dernière injonction rituelle présidant aux « dernières commandes », juste avant la fermeture du pub.

La forme de l’urne funéraire, fonctionne donc comme modèle paradigmatique de nombreux récits circulaires qui seraient, pour Murray Krieger, comme l’ouroboros, le serpent qui se mord la queue, forme de l’éternel retour. Il y voit un signe de clôture du récit moderne, ce contre quoi réagira le postmodernisme, refusant la clôture et le logocentrisme. Pour citer Derrida, du mot qui parle le monde, the word/the world. On connaît de nombreux exemples de ces récits « qui se mordent la queue ». Pensons pour notre part à l’anneau de Moebius de Barthelme dans Welcome to the Funhouse, à Finnegan’s Wake dont la phrase ultime boucle sur l’incipit, à Moon Palace de Paul Auster. Autre emblème de la circularité de la structure, la roue, qui souvent comme chez T. S Eliot, tourne et reste en place : « That the pattern may subsist, that the wheel may turn and still/Be forever still » [9]. Structuration de la pensée sur les axes du temps et de l’espace, abscisses et ordonnées sur lesquelles s’inscrit l’homme à la manière de la figure de proportions de Leonard de Vinci et l’homme de Vitruve.

L’ekphrasis donc, dans la grande tradition poétique, était une célébration, un hommage ; elle faisait partie du genre épidictique. Représentation d’une représentation, les enjeux de l’ekphrasis montrent qu’il s’agit d’une distance, d’un acte de théorie, d’auto-réflexivité d’un art qui montre un autre art. Signe non-naturel d’un signe naturel dans la grande discussion qui visait à diviser les arts selon les catégories du naturel (la peinture, médiate) et non-naturel (convention artificialité la poésie). L’insertion, l’inclusion dans le flux de la narration, d’un objet spatial, bouclier, urne, tableau, spatialise l’art du temps qu’est le récit et brouille les distinctions nettes effectuées par Lessing entre la peinture, art de l’espace et le récit, art du temps. Notons encore que Murray Krieger effectue une distinction entre deux types d’enargeia. On sait que l’hypotypose était l’une des formes du trope rhétorique de l’enargeia [10]. L’enargeia est, pour citer Murray Krieger, « the capacity of words to describe with a vividness that, in effect, reproduces an object before our very eyes (i.e. before the eyes of the mind) » [11]. Pour Murray Krieger, le premier type d’enargeia consisterait à effectuer la vive description de l’objet de manière à le mettre sous les yeux du spectateur qui le voit de l’extérieur et donc reste à distance. Le but est de produire un équivalent verbal de l’objet. Dans le second type d’enargeia, il s’agit de pénétrer à l’intérieur du processus de représentation, être au plus proche du créateur en action, « rendre » ce qu’il a ressenti ce qui est à la source de son inspiration ainsi que, à l’autre pôle, « rendre » les sentiments du spectateur, son émotion. C’est la théorie de l’empathie avec le sujet, « la théorie expressive » de M. H. Abrams, que Murray Krieger définit à partir des écrits de Longin sur le sublime, d’où son succès auprès des romantiques. Ce second type d’enargeia permet de décrire, entre autres, les visions fantastiques qui n’existent que dans l’esprit du créateur. Intensité de la représentation visuelle dans Enargeai I et de la réaction émotionnelle dans Enargeia II qui va donc au-delà de la représentation mimétique qui occupe Enargeai I. Cette distinction nous paraît utile en ce qui concerne les différentes combinaisons possibles entre les pôles de la réception et de la production de l’œuvre, permettant à l’ekphrasis de se concentrer sur la description d’une image, du point de vue du spectateur, ou de passer de l’autre côté du miroir, du point de vue du créateur, ce qui change les données textuelles et fait bouger les enjeux.

 

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[7] M. Krieger, Ekphrasis, op. cit., Appendix 263-288, p. 271.
[8] L. Spitzer, « The "Ode on a Grecian Urn", or Content vs. Metagrammar », dans Essays on English and American Literature, édité par Anna Hatcher, Princeton, Princeton University Press, 1962, pp. 67-97.
[9] T. S. Eliot, Murder in the Cathedral, cité par Murray Krieger, Ekphrasis, op. cit., p. 265.
[10] A ne pas confondre avec l’energeia : la force de la présentation de l’argument.
[11] M. Krieger, Ekphrasis, op. cit., p. 68.