(D)écrire la représentation. Quand le spectacle
postdramatique force à l’ekphrasis

- Benoît Hennaut
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L’annexe 4 en est sans doute le plus brillant exemple au sein des textes proposés ici. Parmi ceux-ci, il illustre le plus haut degré d’autonomie au regard du critère pragmatique commenté plus haut dans notre analyse. A aucun moment le critique, Bruno Tackels, ne positionne son récit du spectacle dans une perspective « illustrative » ; son texte fonctionne comme un objet à visée essentiellement poétique et esthétique dont seules les deux dernières lignes donnent une forme de méta-commentaire caractérisant avec un peu plus de recul l’ensemble du spectacle : « "Genesi", genèses (possibles) de l’homme : connaissance, puissance, errance. Rêve, calcul, sacrifice. Richesse, combat, étreintes. Et tous les autres fruits de l’arbre encore inconnu ». Le commentaire intervient qui plus est dans un registre sans rupture par rapport au reste de son texte, dont la tonalité créative et la construction syntaxique commandent l’ensemble. L’autonomie littéraire de son ekphrasis n’est pas sans lien avec le support de publication, une revue hautement spécialisée dont le lectorat est rompu à l’appréhension du spectacle contemporain. Indice confirmé par le texte de Gwénola David en annexe 5, lui aussi publié en revue, et travaillé dans la direction d’un abandon de toute fonction ancillaire. Il contient une très faible proportion de commentaire en forme de reportage (uniquement à l’extrême fin, non reproduite ici). Les autres critiques interviennent dans la presse de grande diffusion, ce qui oblige à encadrer l’ekphrasis d’un travail journalistique de contextualisation, ou à faire de l’ekphrasis un outil du reportage, même si l’écriture relative au spectacle reste d’une grande qualité et d’une grande précision, jouant des mêmes tentatives de métaphorisation et de transfert symbolique.

Enfin, pour clore ces quelques commentaires textuels, nous devons encore rapprocher les exemples de ce corpus d’une autre caractéristique appliquée à l’ekphrasis picturale : la démarche onirique. Alain Dreyfus, en annexe 1, invite lui-même son lecteur à cette interprétation ou à une lecture de cet ordre :

 

La méthode du metteur en scène Romeo Castellucci (…) amène le spectateur à un état semblable à celui qu’il ressent juste avant de s’endormir, quand le cerveau libéré de toute inhibition compose des images sans souci de cohérence.

 

S’agit-il dès lors d’appliquer cette stratégie littéraire qui consiste à relater l’objet d’art tel un rêve afin de se donner la liberté du commentaire, voire de le valoriser ? Stratégie que Laurence Brogniez situe dès l’amorce de la critique d’art moderne, chez Diderot toujours, quand elle dit que

 

l’une des fonctions du rêve [est de] réinventer le tableau en libérant l’imagination du critique qui, une fois mise en branle, s’autorise à ajouter des détails et des péripéties. Sous le prétexte onirique, le salonnier laisse libre cours à une forme de débordement fantasmatique […] [38].

 

On serait nous aussi tenté de souscrire à cette hypothèse, tant les textes des critiques promènent leur lecteur dans un univers incohérent, qui paraît à bien des égards fantasmé. On serait d’autant plus tenté d’y souscrire que l’utilité de la démarche relevée pour Diderot s’applique parfaitement à un critique de théâtre qui a assisté à une représentation qui l’a bousculé ou a laissé flottants ses quelques souvenirs. En effet, ajoute Laurence Brogniez,

 

[…] on peut aussi se demander dans quelle mesure le récit de rêve n’offre pas au salonnier un support idéal à sa tâche, destiné à en souligner les difficultés : décrire de manière fidèle une image qu’au moment de composer le commentaire, on n’a pas - ou plus - sous les yeux. (…) C’est en se mettant dans un état proche de la rêverie - une hallucination dirigée, en quelque sorte - que le critique parviendra à ressusciter l’image absente, telle qu’elle s’est gravée dans sa mémoire, au contact de sa propre subjectivité [39].

 

On ne peut toutefois avancer qu’il y ait mise en place d’une véritable stratégie dans notre corpus, tant la nature même du spectacle concerné tient déjà en quelque sorte du rêve éveillé. Il invite à l’évasion et produit les interstices de sens qui incitent à l’augmentation éventuelle de la part du spectateur et du critique. La structure discursive qui prend en charge ce spectacle et tente d’en reproduire les qualités esthétiques va donc assez logiquement illustrer les mêmes constructions et juxtapositions picturales que celles relevées dans le récit de rêve imaginaire en général, qui joue de la parataxe et de l’analogie du vocabulaire pictural. Dans notre cas, la stratégie onirique est à situer d’abord chez Castellucci lui-même, qui semble avoir compris, à l’instar de Robert Wilson et de tant d’autres metteurs en scènes, que « le rêve se conçoit comme une machine à voir » [40]. Si revendication d’une démarche onirique il y a de la part du critique théâtral, elle paraîtra presque naturelle dans ce cas, pour parvenir à revivre le spectacle avec des mots. Elle épousera néanmoins les caractéristiques syntaxiques et les projections métaphoriques des récits de rêve fictionnels ou prétextés comme chez Diderot. Elle en présentera en outre les mêmes difficultés dans la qualification « narrative ».

Le théâtre organique et sensoriel de Romeo Castellucci constitue une matière privilégiée pour des journalistes critiques qui laissent libre cours à leur talent d’écriture face au souvenir des images très fortes et des émotions véhiculées par le spectacle. Au fil des commentaires esquissés dans ces quelques pages et de la présentation des textes annexés, nous avons montré combien leur voisinage avec l’ekphrasis moderne est plus qu’une intuition. Tant sur le plan pragmatique que sur le plan intratextuel, la critique théâtrale recourt à ce procédé bien documenté dans le domaine de l’image et de la peinture. Contrainte et forcée par des objets spectaculaires non traditionnels, elle produit au final des textes marqués d’une véritable empreinte littéraire. Les recherches initiales qui sous-tendent cet article montrent que le propos peut en fait être étendu à d’autres artistes que Romeo Castelluci au sein de cette époque et de ces productions postdramatiques. Elles montrent également que la pratique ekphrastique face à ces spectacles concerne non seulement des journalistes mais aussi des commentateurs universitaires ou des spectateurs particulièrement entraînés. Dans le domaine du commentaire théâtral, la notion d’ekphrasis reste toutefois une importation critique peu courante pour analyser la réception. Nous avons montré que son utilisation dans ce domaine, si elle est correctement contextualisée, dépasse le simple topos exemplatif ou le motif d’une comparaison. Ces textes intègrent véritablement les problématiques de l’ekphrasis picturale moderne et enrichissent la compréhension et l’analyse du phénomène à la réception des œuvres.

 

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[38] L. Brogniez, « La Place du spectateur ou les paradoxes du rêveur », art. cit., p. 282.
[39] Ibid.
[40] Ibid., p. 284.