(D)écrire la représentation. Quand le spectacle
postdramatique force à l’ekphrasis

- Benoît Hennaut
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Construire l’objet

 

Dans la même veine que d’autres spectacles de la Raffaello Sanzio (Orestea, 1995, d’après Eschyle ; ou Giulio Cesare, 1997, d’après Shakespeare), Genesi, from the museum of sleep interroge le cœur d’un grand texte de la civilisation occidentale, fondamental entre tous. Son ambition dramaturgique est de traiter le thème de la Genèse à travers trois « actes » : « Au commencement », « Auschwitz », « Caïn et Abel ». La pratique de la Socíetas Raffaello Sanzio (c’est-à-dire peu ou prou la famille Castellucci) s’est forgée dès le milieu des années 1980, non pas dans la représentation et la mise en scène d’un texte, mais dans la présentation scénographique, plastique, de son excavation philologique, offrant des visions théâtrales et des enchaînements tantôt oniriques et hallucinées, tantôt hyperréalistes. Un théâtre très visuel, organique, qui mobilise l’ensemble des moyens scéniques.

De quoi parle donc ce Genesi ? Cette question touche en plein cœur la problématique exposée. Même pour les spectacles de Castellucci, la notion d’ekphrasis spectaculaire pourrait en définitive paraître banale et peu digne d’intérêt. Car elle semble naturellement inscrite dans le commentaire théâtral (tout critique journaliste ou universitaire a d’une manière ou d’une autre recours au « résumé » et à la description de la pièce ou du spectacle qu’il a vu), de sorte qu’elle passe sans doute très souvent inaperçue ou n’a pas été jusqu’ici spécifiquement caractérisée en tant que genre d’écriture. Mais tout comme dans le domaine de l’art de la performance (ou live art), elle revêt une importance particulière et mérite une attention spécifique dans le cas de ces formes théâtrales dites « postdramatiques » [3] qui ne reposent ni textuellement ni culturellement sur l’argument d’une histoire résumée. Le spectacle postdramatique qui a fleuri dans les années 1980 et 1990 (et qu’illustre avec force Romeo Castellucci) échappe au primat textuel d’une œuvre dramatique préexistante portée à la scène ; il réfute l’organisation de sens traditionnellement donnée par la psychologie combinée des personnages et la trame narrative linéaire du drame. Il se présente comme un théâtre qui met en avant la mise en scène (dans les termes connus des études théâtrales : Regietheater en allemand, produit de l’avènement de la mise en scène au XXe siècle en français), mais mobilise particulièrement la théâtralité de l’ensemble des moyens scéniques pour produire son objet et son propos spectaculaire. Le texte dramatique n’en est plus la trame établie au préalable, voire éditée. Il en est (éventuellement) un élément parmi d’autres. La mise en scène n’est plus l’outil d’exposition d’une œuvre (tout créatif et innovant que l’outil puisse être), elle est l’œuvre. Celle-ci n’est en effet dominée par aucune trame langagière et elle n’existe nulle part en dehors de la scène et de sa réalité spectaculaire, si ce n’est à travers la vidéo et, précisément, le commentaire ou le souvenir textualisé [4]. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’art de la performance ou le spectacle théâtral postdramatique aient fortement thématisé la notion de « script » d’artiste ou de metteur en scène, ces textes qui font œuvre a posteriori et figent le geste accompli (parfois de manière paradoxale) à travers les mots de l’artiste (volonté de transmission pédagogique, démarche d’archive, revendication et protection du droit d’auteur… les motivations sont multiples). Traitant ailleurs du script d’auteur [5], je m’attache pour ma part à ce phénomène étrange qu’est la traduction linguistique d’un spectacle vivant qui, dans sa durée, expose progressivement les éléments, les tableaux et les images qui vont constituer son langage propre.

Pour poursuivre notre étude de cas et illustrer les développements qui vont suivre, on peut à ce stade se reporter à l’annexe 1 de cet article. Traitant directement du statut textuel d’un commentaire donné par la critique, nous ne nous risquerons pas à offrir nous-même une recension de Genesi. Le texte d’Alain Dreyfus, critique au journal Libération à l’époque, offre à la fois une archive convaincante du spectacle et une première illustration à notre propos.

On l’aura compris, la critique qui prend en charge le compte rendu du spectacle postdramatique ne peut se résoudre à résumer un argument ou une histoire avant de commenter la manière et les moyens de la mise en scène, ses développements sémiotiques ou symboliques particuliers, l’interprétation des comédiens ou la qualité de la lumière et du son. Si ce type de spectacle force presque inévitablement des journalistes ou des commentateurs à l’ekphrasis, c’est que ceux-ci doivent commencer par constituer l’objet de leur compte-rendu avant d’en développer l’un ou l’autre prédicat, d’en faire leur véritable sujet. Ces articles ou morceaux d’article (précédant ou suivant justement des passages au discours plus argumenté, de l’ordre du commentaire) empruntent donc inévitablement la voie d’une médiation textuelle d’un objet qui prétend justement échapper à l’organisation temporelle ou langagière stricte (voir aussi annexes 2 et 3). Ils le font sous des formes variables qui vont de la description successive des actions (ce qui est déjà plus qu’une description au sens strict) à l’évocation narrative personnelle, en passant par la tentative de reconstituer le déroulement d’un objet spectaculaire qui parfois les a heurtés de plein fouet.

 

Extension du domaine de l’ekphrasis

 

Sans être spécialiste du discours pictural ou du rapport texte/image, nous avons été invité à rapprocher ces textes produits par des critiques de théâtre de la tradition de l’ekphrasis [6]. Le rapprochement devenait d’autant plus évident avec l’exemple choisi ici, puisque le théâtre de Romeo Castellucci est parmi les plus picturaux qu’on connaisse. Nous y reviendrons.

Si nous nous risquons à situer ces textes dans cette tradition, dont nous avons dit en introduction combien étaient ténus ses rapports avec le commentaire théâtral, nous le faisons prudemment et sous l’égide d’une mise en garde et de deux types de définition.

La mise en garde est extrêmement répandue parmi les spécialistes de la question ; elle concerne le danger d’anachronisme. S’il est déjà difficile de transférer le terme aux XVIIIe et XIXe siècles, dans un contexte culturel qui connaît pourtant encore partiellement la tradition rhétorique antique, que dire des confins des XXe et XXIe siècles, et dans un domaine tout à fait étranger à la tradition du commentaire pictural. On entendra donc l’ekphrasis théâtrale et spectaculaire par extension et assimilation, forme de topos critique plutôt que terminologie rhétorique strictement codifiée.

Deux définitions, ou plutôt deux réflexions autorisées permettent cependant de ne pas s’égarer complètement dans le relativisme historique et culturel. Ce sont les récentes mises au point de Nicolas Wanlin et l’approche discursive et transesthétique de Bernard Vouilloux.

 

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[3] On connaît les réserves d’usage désormais appliquées au terme introduit par Hans-Thies Lehmann, mais il reste un outil commode pour désigner un ensemble d’écritures théâtrales très présentes à la fin du XXe siècle (H.-T. Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002).
[4] L’accès aux œuvres théâtrales à travers la vidéo et l’image enregistrée est l’objet d’un autre regard et le sujet d’autres réflexions quant au statut de cette image.
[5] « The narrative limits of a specific genre: the theatre directors’ script », communication présentée au 3e Congrès du European Narratology Network, Paris, 29-30 mars 2013. Et de manière plus générale dans ma thèse de doctorat « Théâtre et récit, l’impossible rupture » (ULB et EHESS-CRAL, à soutenir en 2013).
[6] Le crédit de cette piste fructueuse revient à Laurence Brogniez.