L’étrange voyage des oiseaux des pôles :
les migrations de l’ekphrasis dans Jane Eyre

- Isabelle Gadoin
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Mais au-delà de ce premier critère, on pourra aussi et surtout lire ce passage comme lieu d’affrontement entre représentation visuelle et représentation verbale, illustrant les pouvoirs « agoniques » qui pour James Heffernan caractérisent véritablement l’ekphrasis. Face au silence insondable des images, Rochester est en effet contraint de déployer tous ses talents d’exégète, et de presser Jane de questions, pour tenter d’imposer à nouveau un sens par la parole et l’interprétation. Ce qui se joue ici est donc bien le combat, le « paragon », entre expression visuelle et expression textuelle ; mais l’une des intuitions les plus fertiles de James Heffernan est que ce combat entre deux modes de représentation se double d’un combat entre genres. A partir des catégories de Lessing, qui plaçait l’image, belle et silencieuse, du côté du principe féminin, tandis que le texte, lié à l’autorité du verbe, avait partie liée avec le principe masculin, Heffernan voit dans l’ekphrasis l’expression d’un « duel » entre ces deux principes masculin et féminin. Dans ce duel, « la voix du discours masculin [tente] de contrôler une image féminine à la fois séduisante et menaçante » ; « le pouvoir narratif [tente] de surmonter la puissance d’immobilité de la beauté déployée dans l’espace » [10]. Et l’on verra que le discours sentencieux de Rochester sur les dessins troublants de Jane illustre parfaitement cette proposition.

La description que propose Jane de ses propres tableaux soutient, enfin, le troisième argument avancé par Heffernan : celui d’une parfaite indissociabilité entre fonction descriptive et fonction narrative de l’ekphrasis. Malgré l’aspect très construit de cette évocation, on ne peut qu’être frappé en effet par la manière dont ces étranges aquarelles disséminent leur pouvoir de suggestion, loin au-delà de la parenthèse descriptive dans laquelle elles apparaissent, tout au fil du texte. C’est sur ce dynamisme narratif des images que le propos se concentrera donc dans un troisième temps, pour montrer comment ce passage précis du roman nous permet d’affiner notre compréhension des enjeux de l’ekphrasis.

Le goût des quatre enfants Brontë pour les arts visuels est désormais largement documenté. L’ouvrage fondateur de Christine Alexander et Jane Sellars The Art of the Brontës [11], abondamment illustré, a bien montré leur fascination pour le dessin, l’aquarelle, la peinture. Dès un jeune âge, tous les enfants Brontë reçurent des cours de dessin, et le portrait de groupe d’Anne, Emily et Charlotte peint aux alentours de 1834 par leur frère Branwell est l’un des rares témoignages visuels qui nous soit parvenu de cette famille aux multiples talents. Dans sa Vie de Charlotte Brontë, Mrs Gaskell, amie et toute première biographe de la romancière, écrit que Charlotte aurait tout d’abord envisagé une carrière d’artiste, travaillant dans le goût préraphaélite [12]. Pourtant, comme l’ont constaté les critiques, un peu dépités, leurs thèmes de prédilection consistaient en portraits de famille, scènes pastorales, dessins d’arbres vénérables et tourmentés, et même représentations de leurs animaux domestiques préférés [13] ; et l’on ne saurait trouver d’exemple précis, parmi ces œuvres, qui eût pu servir de source, ni même d’inspiration lointaine, aux trois aquarelles soigneusement décrites par Jane dans le roman. Mais celles-ci n’appartiennent pas plus à l’ensemble des œuvres connues de l’histoire de l’art occidental : dans chacun des cas, la description s’amorce sur un mode apparemment réaliste, pour pointer ce qui pourrait être respectivement une marine, un paysage de montagne, et une scène des déserts polaires ; mais partout l’atmosphère, peu à peu théâtralisée par ses jeux de lumière souvent crépusculaire, ses brumes et son ouverture sur l’infini, s’avère surtout réminiscente du courant pictural romantique dit « sublime », magnifiquement par J. M. W. Turner [14] et John Martin [15] :

 

Ces tableaux étaient des aquarelles. La première représentait des nuages bas et blêmes, qui roulaient au-dessus d’une mer houleuse ; tous les lointains étaient éclipsés ; il en était de même pour le premier plan, ou, plus exactement, pour les lames les plus proches, car il n’y avait pas de terre. Un rayon de lumière donnait du relief à un mât à demi submergé, sur lequel était posé un cormoran, sombre et grand, aux ailes pailletées d’écume (203) ;

Le second tableau n’avait pour premier plan que la crête indécise d’une montagne, où l’herbe et quelques feuilles étaient couchées par une brise. Au-delà et au-dessus de la montagne s’étalait une étendue de ciel d’un bleu sombre comme au crépuscule (204) ;

La troisième image montrait la cime d’un iceberg perçant le ciel d’hiver polaire ; les rayons d’une aurore boréale, groupés en rangs serrés, dardaient leurs lances indistinctes au long de l’horizon […] (204).

 

A chaque fois, pourtant, le paragraphe se déploie selon une logique binaire contradictoire : ayant posé à grands traits les détails du paysage, la description abandonne brutalement toute suggestion de traitement réaliste pour introduire une présence humaine des plus inquiétantes, dans des images de démembrement à la tonalité presque surréaliste. Juxtaposés sans transition ni explication, comme dans la logique du rêve, des motifs de corps fragmenté, de bijoux, de vêtements créent le malaise et l’interrogation :

 

[…] son bec [NDLR : du cormoran] tenait un bracelet d’or, serti de pierres précieuses, auxquelles j’avais donné les teintes les plus vives que pût fournir ma palette, et le dessin le plus clair et le plus brillant que sut produire mon crayon. Enfoncé dans l’eau au-dessous de l’oiseau et du mât, le cadavre d’une noyée pouvait être entrevu à travers l’onde verdâtre ; un bras blanc était la seule partie du corps qu’on vît clairement, et c’est de là que le bracelet avait été emporté par les flots ou arraché violemment (203-204) ;

[…] dans ce ciel s’élevait une silhouette féminine, visible jusqu’à la poitrine, colorée des teintes les plus ténébreuses et en même temps les plus douces que j’eusse pu produire. Le front indistinct était couronné d’une étoile ; les autres traits disparaissaient comme à travers un flot de vapeur ; l’œil avait un éclat sombre et égaré ; les cheveux flottaient obscurément, comme un nuage déchiré par l’orage ou une charge d’électricité. Sur le cou tombait un pâle reflet semblable à la clarté lunaire ; le même éclat atténué touchait la mince bande de nuages d’où surgissait (pour s’incliner aussitôt) cette vision de l’étoile du soir (204) ;

[…] Rejetant celles-ci [les lances des rayons de l’aurore] dans le lointain, s’élevait au premier plan une tête… une tête colossale, inclinée vers l’iceberg et prenant appui sur lui. Deux mains élancées qui se joignaient sous le front et le soutenaient, tendaient devant le bas du visage un voile noir ; un front absolument exsangue, blanc comme des ossements, et un œil caverneux au regard fixe, dépourvu de toute expression mais vitreux de désespoir, c’est tout ce qu’on en voyait. Au-dessus des temps, parmi les replis du turban noir qui drapait la tête comme une couronne, aussi vague qu’un nuage par sa nature et sa consistance, luisait un anneau de flammes blanches, constellées d’étincelles d’une teinte plus cuivrée. Ce pâle croissant, c’était « l’apparence d’une couronne royale » ; elle servait de diadème à la « forme qui de forme n’avait point » (204-205) [16].

 

A travers l’image, c’est donc bien les profondeurs de l’esprit de Jane, de son « Idée » ou de son « œil spirituel » (« spiritual eye », éd. Norton, 107), de sa libre « imagination » (le mot anglais est « fancy », connotant l’imagination libre et fantasque, 107), que nous sommes occupés à sonder. En un sens, cette ekphrasis est donc aussi « notionnelle » au sens où elle a trait à la vie spirituelle de Jane, et à des pensées et sentiments intérieurs jamais formellement exprimés, mais qu’elle aide à dévoiler obliquement.

Le roman tout entier est ponctué d’allusions à l’activité artistique de Jane. Dès ses premières années à l’orphelinat de Lowood, c’est l’enseignante vénérée, Mlle Temple, qui offre à Jane de lui apprendre les rudiments du dessin (117), et avant qu’elle ne quitte Lowood, Bessie, la servante dévouée de sa tante, venue lui rendre une dernière visite, s’extasie devant ses qualités artistiques, bien supérieures à celles de ses cousines (153). Mais ici aussi, c’est l’Idée qui triomphe ; car Jane est capable de trouver consolation et évasion dans la seule pensée des paysages que sa main pourrait librement tracer. Même si les scènes évoquées rappellent les paysagistes hollandais tels que Albert Cuyp (1620-1691), plutôt que les images fantastiques et sublimes des aquarelles présentées à Rochester, c’est là sans doute la première allusion à ce sentiment vaguement platonicien de l’art dans lequel l’idée est si largement supérieure à la réalisation que le personnage peut se contenter de voir ses œuvres avec les yeux de l’esprit ; aussi bien le texte anglais parle-t-il de « ideal drawings » (édition Norton, 63, je souligne) :

 

[Je] me délectais de la contemplation de dessins imaginaires, que je voyais dans l’obscurité et qui étaient tous l’œuvre de mes propres mains ; il y avait des arbres et des maisons tracés d’une main sûre, des rocs et des ruines pittoresques, des groupes de bêtes à la Cuyp, de délicats tableaux de papillons voletant au-dessus de boutons de roses, de nids de roitelets refermant des œufs semblables à des perles, enguirlandés de jeunes rameaux de lierre (127).

 

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[10] J. A. W. Heffernan, Museum of Words, op. cit., p. 1. Sur la problématique de l’affrontement entre les « genres » masculin et féminin dans Jane Eyre, voir notamment Jane Kromm, « Visual culture and scopic custom in Jane Eyre », Victorian Literature and Culture, vol. 26, n°2 (1998). J. Kromm y définit le roman comme « critique féministe subtilement conçue des notions de spectateur et de représentation », « a carefully crafted feminist critique of spectatorship and representation » (p. 1).
[11] C. Alexander et J. Sellars, The Art of the Brontës, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

[12] E. Gaskell, The Life of Charlotte Brontë [1857], Harmondsworth, Penguin Books (« Penguin Classics », 1997, p. 101.
[13] L. J. Starzyk, « Charlotte Brontë’s The Professor : the appropriation of images », Journal of Narrative Theory, vol. 33, n°2 (Summer 2003), p. 146.
[14] Charlotte Brontë avait lu l’ouvrage de John Ruskin Modern Painters, consacré en partie à une défense de l’œuvre de Turner, et fait allusion à Ruskin et Turner dans sa correspondance personnelle, voir J. Kromm, « Visual culture and scopic custom in Jane Eyre », art. cit., p. 385.
[15] Charlotte et Branwell avaient copié à l’aquarelle certaines des toiles de John Martin ; et des reproductions gravées de ses œuvres ornaient les murs du presbytère de Haworth : dans le salon se trouvait Le Festin de Balthasar (Ibid., p. 372).
[16] Les citations sont extraites du Paradis perdu de Milton.