Sade-cinéma
- Olivier Leplatre
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Figs. 24 et 25. D.A.F. de Sade, Histoire
de Juliette [1799]
Fig. 26. D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette [1799]
Fig. 27. D.A.F. de Sade, La Nouvelle Justine [1799]
Figs. 28 et 29. D.A.F. de Sade, Histoire
de Juliette [1799]
Fig. 30. D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette [1799]
Figs. 31 et 32. J. F. Gautier d’Agoty, Exposition
anatomique des organes des sens…, 1775
Fig. 33. D.A.F. de Sade, La Nouvelle Justine [1799]
La répétition n’est pas seulement une reprise technique et un geste d’usure ; elle dépend aussi, et peut-être avant tout pour Sade, du pouvoir créatif de l’insistance. Par ses innombrables séquences visuelles, le texte insiste, et l’image insiste sur le texte, et elle renchérit encore sur elle-même de façon à stimuler l’obsession ; une obsession qui risque la perte ou le bégaiement imaginaire pour mieux se régénérer. La faculté d’opiniâtreté, presque la rage du texte et des images, aboutit moins à une monotonie des motifs qu’à la découverte de leur incroyable fécondité. Son processus ne régit plus une copie à l’identique des formes, que Sade simule pour la subvertir et la conjurer ; il ouvre la voie à une exploration inépuisable des virtualités de la répétition, dans la perspective de ce que la modernité pourrait appeler des installations. Répéter aide ainsi à appréhender la diversité passionnelle des corps, leurs mille manières de jouir et de souffrir, toute une grammaire de postures, de positions et de transformations par lesquelles passent les corps et qui les traversent. On aurait donc tort finalement de considérer ces images comme toutes semblables ; elles ne cessent au contraire de se réinventer. De la sorte, les gravures participent à l’exploration d’une vaste archive aspectuelle de la matière qui est certainement la grande ambition de Sade.
Ce catalogue visuel apparaît d’abord sur un fond d’irréalité fantasmatique. L’enjeu performatif n’est pas, en effet, pour les descriptions textuelles ou pour les images d’offrir une reconstitution de la scène dans la réalité. Sade manipule là un des attendus du roman libertin : dresser une liste de scènes imitables, offrir à reproduire des modèles nouveaux ou rendus tout à la fois intimes et prestigieux par leur célébration dans un récit, dégager de l’écriture de quoi éveiller le désir et lui donner forme, transférer les essais textuels en moments de réel [19]. Cet usage de l’identification érotique est par exemple illustré par ce passage de la Correspondance d’Eulalie : « Mon jeune amant a acheté les postures de l’Arétin avec les gravures. Nous nous amusons chaque jour à en essayer quelques-unes dans mon boudoir à glaces » [20]. Chez Sade, le transfert des scènes dans la réalité ne peut être envisagé que de manière parodique. Bien qu’elle en suggère l’intention, l’illustration ne fournit pas une représentation du montage sexuel dont le livre a donné le mode d’emploi : elle mime cette fonction pour prouver son impossible.
Car que saisissent les images ? Elles ne font pas description. Elles soumettent au regard des vues extraordinaires, attentatoires, fascinantes et provocatrices, elles soulignent surtout des expériences du corps, des essais, des phénomènes d’intensités, d’hybridité (figs. 24 et 25). Déjà évidemment, le texte s’y applique ; il alimente en énergie les productions visuelles. Les images poursuivent l’opération sur la texture des corps que noue le texte, elles les amplifient par des actions sur leur substance visuelle.
Les illustrateurs de Sade sont ainsi amenés, en raison de la nature même du texte, sur des terrains de l’image où agissent ce que Gilles Deleuze a pu nommer, à propos de Bacon notamment, des « diagrammes » [21] : des zones de chaos ou de catastrophe, des « traits de sensation » engendrant le « fait pictural », mais également des germes « d’ordre ou de rythme » [22]. Car le texte sadien oblige l’image à entrer dans l’univers de la visibilité sans ressemblance, à régresser au chaos, à l’informe et à la germination de ses ressources. Il faut pour y parvenir, remarque Deleuze à propos du peintre, que tout débute par une lutte avec le cliché, contre les contours attendus, bien cernés du visible, contre tout ce qui est donné et se répète sans aucune remise en cause dans le champ des formes. Or le peintre, le vrai peintre, commence par gommer, effacer, frotter les clichés ; il part du diagramme qui lui sert de fondement informe, meuble, plastique. Le graveur, lui, plus exactement peut-être gratte, essuie, dissout ses matières et ses supports, en fonction de ses techniques personnelles. Mais dans le cas de l’illustration sadienne, le but est identique : engager un rapport de forces avec le cliché dont la déconstruction fournit à l’artiste son matériau initial, matériau négatif et en conséquence affranchi, rouvert à ses potentialités.
Les gravures exploitent un régime d’image qui dégage des attractions, des cristaux, des nœuds réalisés au moyen du collage des corps, par incrustations, par soudures, par ces suppléments d’incarnation qu’encourage l’orgie. A bien les regarder, nous ne voyons pas, à la limite, des corps mais un régime de dépense organique, d’étonnantes suggestions de la chair. Chaque image sadienne correspond à une séquence gestuelle, alimentée par une réserve séminale ; elle surgit comme née de traces et de taches, d’ondes mesmériennes, et elle cherche grâce à sa malléabilité formelle des rapports d’étirement, d’enchaînement, d’entassement ; elle se soumet aux boursoufflures, aux expansions ou aux réductions et aux coalescences. Elle assemble aussi des paquets, façonne des grappes, des torsades, des boucles ou des saillies (figs. 26 et 27).
Nous pouvons selon le va-et-vient de notre œil attraper dans de telles images l’ensemble et ses détails, mais à chaque fois nous avons surtout le sentiment que les corps se sont évadés de leur cohérence anatomique, qui n’ont plus de face ni de dos et se réduisent à des surfaces fluides ou molles (figs. 28 et 29). Nous constatons que leur assemblage expose une vie organique, intérieure, que les chairs sont fouillées, constamment vues de près et pour ainsi dire retournées, prises sous l’œil avide d’un microscope. Concurrençant le modèle mécanique et le problématisant, vient au jour celui, physiologique, médical, des fibres et des cellules. La série des positions sadiennes s’apparente alors à une collection de planches, d’expositions anatomiques, myologiques (figs. 30, 31, 32 et 33). Mais d’autres paradigmes d’images, tous attachés aux accidents de la matière, s’ajoutent à cette proximité entre l’imaginaire tabulaire de la médecine et l’encyclopédie des débauches : ceux de la botanique (corps rhizomiques, bourgeonnants, tubéreuses charnelles, floraisons vénéneuses…) ou des arts décoratifs (corps passementerie, ourlets de chair, acanthes sorties des peaux, rubans d’accouplements…), et l’on comprendrait mieux par exemple la façon qu’ont les graveurs d’inscrire presque systématiquement dans leurs images des motifs d’arbres, de fleurs et de faire ainsi passer la scène pour un rebond du décor et de la tapisserie (fig. 34).
Toutes ces proximités, à travers lesquelles circule une mémoire formelle, sont favorisées par la force d’insistance de la série. Plus nous contemplons ces images, plus nous les voyons revenir en grand nombre et plus nous sommes surpris par les ressemblances et les associations figuratives, plus nous voyons en somme que s’active une figurabilité et que l’image se comporte comme la pellicule du rêve (une pellicule qui serait surface d’impression et d’enveloppement des images). Nous y reconnaissons l’une des conséquences de l’attraction visuelle de ces images : elles aimantent des réseaux, elles encouragent des superpositions ou des survivances imaginaires ; elles introduisent alors paradoxalement la séduction de la nouveauté qui point à travers cette nouvelle symptomatique corporelle et qui suscite en permanence de l’étrangeté.
On imaginait qu’étaient bloquées ces images ; mais elles sont bien plutôt en expansion, elles sont en devenir : elles s’arrêtent pour mieux se relancer, se plient pour déjà se déplier et se plier autrement en renouant toujours avec l’expressivité intarissable des corps. De cette collaboration expressive entre texte et image, de cette décharge-recharge du texte dans l’image, l’illustration réussit ici ce que Sade, dans l’Histoire de Juliette, pourtant croit presque inaccessible à la gravure :
[…] ne la ménagez pas, Saint-Fond, je vous en conjure, et plaçant les fesses d’Églée à hauteur de sa bouche, il y fait chier cette petite fille, pendant qu’il sodomise Lindane, et que le sixième garçon l’encule. D’Albert, se joignant au tableau, vient en remplir la partie gauche ; il sodomise Henriette, en baisant le cul du garçon qui fout le ministre, et manie, de droite et de gauche, tout ce que ses mains peuvent atteindre.
Ah ! qu’un graveur eût été nécessaire ici, pour transmettre à la postérité ce voluptueux et divin tableau ; mais la luxure couronnant trop vite nos acteurs, n’eût peut-être pas donné à l’artiste le temps de les saisir. Il n’est pas aisé à l’art qui n’a point de mouvement, de réaliser une action dont le mouvement fait toute l’âme, et voilà ce qui fait à la fois de la gravure, l’art le plus difficile et le plus ingrat [23].
Le désir d’illustration se déclare ici dans toute son ambiguïté. Le tableau agencé par les libertins réclame une image fixe qui retiendrait la splendeur du montage et promettrait une inscription du moment dans les archives glorieuses de l’expérimentation érotique. Il faudrait une gravure qui « saute » sur le moment terriblement sublime, cet « instant prégnant » recherché aussi par Lessing [24] et Diderot, pour qui le regard du grand artiste doit avoir le sens du temps ponctuel, du kaïros afin de prendre l’action dans la durée du coup d’œil [25]. Le texte regrette l’image même s’il la juge en même temps limitée par sa difficulté à restituer le mouvement. Car le miracle du tableau qui, grâce à l’instantanéité de la figuration, marque l’essence du moment composé risque de manquer l’énergie qui l’a produit, de ne pas bien rendre compte de l’affolement passionnel qui a présidé à la mise en place et qui continue d’insuffler son élan dans l’extase : « Où trouver un peintre habile », déclare de son côté Nerciat, « capable de monter son imagination au ton de cette scène de plaisir, et d’en fixer, pendant un moment, l’excessive mobilité ! » [26].
[19]
Voir notamment J.-M. Goulemot, Ces livres qu’on ne
lit que d’une main. Lecture et lecteurs
de livres pornographiques au XVIIIe siècle,
Aix-en-Provence, Alinéa, 1991 ; G. Brulotte, « La
sympathie et la littérature érotique dans la
France du XVIIIe siècle », dans Le
Discours de la sympathie. Enquête sur une notion de
l’âge classique à la modernité,
textes réunis par Th. Belleguic, E. Van der Schueren et S.
Vervacke, Laval, Presses Universitaires de Laval, 2007, pp. 199-218.
[20]
Correspondance d’Eulalie, dans L’Enfer
de la Bibliothèque Nationale, «
Œuvres anonymes du XVIIIe siècle »,
édité par M. Delon, M. Hirsch et M. Camus, Tome
II, Paris, Fayard, 1986, p. 155. Ce jeu de renvois
spéculaires est un des traits du roman galant, scellant
régulièrement la communauté
érotique autour du livre illustré et
plaçant ainsi ses ébats dans la perspective
d’un défi esthétique : être
capable d’imiter l’image ou proposer à
l’image de l’invu. Voir encore chez Duraulens, dans
L’Histoire de Babet : « nous
répétions avec le chevalier, les tableaux, les
attitudes que nous trouvions dans ces livres : nos plaisirs,
variés sur ceux que les autres avaient peints dans ces
ouvrages, nous les rendaient toujours nouveaux (…). Loin de
condamner des livres si utiles à
l’humanité, les gens mariés devraient
en nourrir leur esprit ; l’imagination les seconderait mieux
; souvent l’indécence d’une peinture
ouvre des valvules, qui ne seraient jamais ouvertes sans
l’impression de l’image »
(édition établie par A. Rivara,
Saint-Étienne, Presses de l’Université
de Saint-Étienne, 1993, p. 124).
[21]
G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation,
Paris, Seuil, « L’ordre philosophique »,
2002, pp. 93-103.
[22]
Ibid.
[23]
Sade, Histoire de Juliette, Deuxième
partie, éd. cit. p. 374.
[24]
Lessing, Laocoon [1766], trad. A. Courtin,
Paris, Hermann, « Savoir sur l’art »,
1990, p. 120 (chapitre XVI).
[25]
« Chaque action a plusieurs instants ; mais je l’ai
dit et je le répète, l’artiste
n’en a qu’un dont la durée est celle du
coup d’œil » (Diderot, Essais
sur la peinture, dans Salons, Paris,
Hermann, « Savoir : Lettres », Tome I, texte
établi et présenté par G. May, 1984,
p. 57). L’intérêt de Diderot pour le
moment pictural est constant dans les Salons (par
exemple dans le Salon de 1761, voir dans l’édition
citée précédemment les pages 142,
152-153…).
[26]
Nerciat, Le Diable au corps, Paris,
L’Or du temps, « La Bibliothèque
privée », 1969, t. II, p. 129.