Gustave Doré à
l’œuvre : vision photographique,
imitation et originalité
- Philippe Kaenel
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Fig. 11. G.
Doré, Dante et Virgile dans le neuvième
cercle de l’Enfer, 1861
Fig. 12. E. Delacroix, La Barque de Dante, 1822
Fig. 13. A.
Scheffer, Dante et Virgile avec les
fantômes de Paolo et Francesca, 1835
Fig. 14. G.
Doré, « Et je tombai comme tombe un corps
mort », L’Enfer de Dante
Alighieri, 1861
Fig. 15. J. Flaxman, La divina comedia..., 1793
Fig. 16. W.
Blake, The Circle of the Lustful: Francesca
da Rimini, 1826-1827
Fig. 17. G.
Doré, « […] de même
il lui dévorait
le crâne et lui rongeait la cervelle », L’Enfer
de Dante Alighieri, 1861
Il faut dire que depuis l’hiver 1860/1861, Gustave Doré a envahi la scène artistique parisienne avec ses déclinaisons sur l’œuvre de Dante. Avant Noël, une exposition promotionnelle de l’éditeur Hachette au boulevard des Italiens présente une suite de lavis originaux destinés à cette illustration. Ces dessins se retrouvent en été au Salon tandis que la section peinture reçoit Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer, vaste toile mesurant plus de trois mètres sur quatre (fig. 11). Les visiteurs parcourant les salles consacrées à la gravure n’échappent pas à l’œuvre xylographié de l’illustrateur tandis que dans les espaces nouvellement aménagés pour la photographie figurent les clichés de Charles Louis Michelez (ou Micheletz) d’après les dessins originaux sur bois destinés à L’Enfer, avant leur gravure. Par conséquent, l’œuvre « dantesque » de Doré investit l’espace public sur à peu près tous les supports disponibles, par le biais des différentes sections du Salon, dans les librairies, et au sein de la presse quotidienne, illustrée ou spécialisée qui multiplie les comptes rendus.
De quoi le jeune artiste se serait-il « souvenu » en imaginant son Dante ? Il n’est évidemment pas le premier à illustrer le poète florentin, tant sur papier que sur toile. Le critique de La Revue européenne, après avoir fait état du « caprice » qui stimule la prolixité de Doré, relève par exemple ses dettes envers une série de modèles et s’en prend à l’idée légendaire de son l’originalité :
Quand on
n’a pris ni le temps ni la peine d’arracher
à la science, à l’étude
obstinée de la nature, l’accent de sa
personnalité ; quand on ne s’est point
créé son propre idiome, on est contraint
d’assimiler celui des autres. Cela se passe quelquefois
à votre insu. Un simple changement de forme suffit pour
soustraire aux yeux du public ce travail d’adaptation, pour
lui faire accepter ce larcin involontaire et inaperçu. Il
n’en est pas moins vrai qu’à bien
considérer l’originalité si
préconisée de M. Gustave Doré, on la
trouve plus apparente que réelle. S’est-il agi
d’illustrer les Contes
drôlatiques de Balzac, des
légendes, des romans de chevalerie, que n’a-t-il
pas emprunté aux maîtres allemands ? Il
sait par cœur le Triomphe
de Maximilien, il a vécu
dans l’intimité d’Albert Dürer
et de Lucas de Leyde, d’Aldegraver et de Martin Schongauer.
Pour les illustrations de Dante, le voici occupé
à découper en menues parcelle la grande fresque
de Michel-Ange, comme un enfant taillerait des allumettes dans un vieux
chêne.
Tant que M. Doré reste dans les proportions de la gravure
sur bois, il peut passer pour un artiste original ; mais cette
originalité lui fait singulièrement
défaut dès qu’il veut se lancer dans
les grandes entreprises. Son tableau de Dante et Virgile,
en dépit de ses dimensions ambitieuses, n’a que la
consistance d’une vignette agrandie et
étirée outre mesure. M. Doré
n’emprunte pas seulement à Michel-Ange, source
à laquelle les plus forts ont puisé avant
lui ; il ne se montre pas plus scrupuleux envers ses
contemporains. Ce Dante et ce Virgile, je les reconnais ; ils
ont été créés par le
génie d’Eugène Delacroix, et, depuis le
salon de 1822, ce Virgile et ce Dante ont donné le jour
à une nombreuse
postérité [16].
Les modèles évoqués ici ont une valeur tantôt générique (la gravure allemande de la Renaissance), tantôt spécifique (le tableau de Delacroix en 1822). La fortune iconographique du poète florentin connaît deux moments principaux [17] : à la renaissance marquée par la suite inachevée de dessins de Sandro Botticelli (v. 1445-1510) commandée par Lorenzo de Medici pour orner le manuscrit de Nicolaus Mangona, et surtout vers la fin du XVIIIe siècle. Johann Heinrich Füssli exécute dix-sept dessins d’après Dante dans les années 1770, tandis que John Flaxman entreprend une édition illustrée de l’Enfer qui va faire autorité. Elle comporte cent dix planches, soit un frontispice, trente dessins pour l’Enfer, trente-huit pour le Purgatoire et trente-trois pour le Paradis, le tout gravé par Tommaso Piroli à la demande de Thomas Hope. Les planches paraissent en Italie en 1793 en Angleterre en 1807, puis en France en 1810 [18]. L’exemple de Flaxman est suivi par William Blake en 1824 dont seuls sept dessins sur la centaine réalisés ont été gravés. Malgré cela, lorsque Delacroix présente au Salon parisien la toile Dante et Virgile dans le neuvième cercle des enfers, visitant les traîtres condamnés au supplice de la glace, y rencontrent le comte Ugolin et l’archevêque Ruggieri (fig. 11) en 1822, le sujet reste encore rare en peinture et en sculpture, surtout en France [19].
Le volume illustré par Doré quarante ans plus tard comporte 76 gravures sur bois mesurant 21 x 26 cm, avec un portrait de Dante en frontispice. En moyenne, une à trois illustrations sont consacrées à chaque chant. Doré s’attache particulièrement à deux épisodes parmi les plus célèbres. Le premier retrace les amours tragiques de Paolo et Francesca (chant V, cinq planches) qui, en France, ont donné lieu à des peintures marquantes de Jean-Dominique Ingres et Ary Scheffer (Dante et Virgile avec les fantômes de Paolo et Francesca, fig. 13). Le second moment célèbre de l’Enfer s’attache aux malheurs du comte Ugolin (chant XXXII et XXXIII, quatre planches) et il à suscité l’intérêt de sir Joshua Reynolds en 1773, puis de Füssli en 1806 (Ugolin et ses fils dans la tour), suivis en France par Géricault dix ans plus tard [20].
Il s’agit d’épisodes populaires car particulièrement pathétiques, dramatiques, terribles même. Descendus dans le deuxième cercle de l’Enfer, Dante reconnaît Francesca da Rimini, mariée contre sa volonté à Giovanni Malatesta, qui est tombée amoureuse de son beau-frère, Paolo. La lecture des amours de Guenièvre et Lancelot les enflamme et Giovanni, qui les surprend, puis le transperce d’un seul coup d’épée. Dante assiste au supplice de leurs âmes aimantes avant de perdre conscience :
Je vins en un
lieu où la lumière se tait,
mugissant comme mer en tempête,
quand elle est battue par vents contraires.
La tourmente infernale, qui n’a pas de repos,
mène les ombres avec sa rage ;
et les tourne et les heurte et les harcèle.
(…) Pendant que l’un des deux esprits parlait
ainsi,
l’autre pleurait, si bien que de pitié
je m’évanouis comme si je mourais ;
et je tombai comme tombe un corps mort.
La planche de Doré illustrant cet épisode fusionne l’exemple de Flaxman pour représenter le corps du poète étendu au sol et celui de Scheffer pour figurer les amants drapés et enlacés dont il inverse toutefois la position (figs. 13 à 15). Il amplifie l’épisode inondant l’espace d’une nuée d’âmes en mouvement dont la gravure de Blake, The Circle of the Lustful: Francesca Da Rimini, édité par John Linnel en 1838, fournit un exemple que l’artiste français ne connaissait probablement pas (fig. 16).
L’autre épisode marquant est mise en image dans la planche 69 de l’édition de 1861. Ugolin y dévore le crâne de son bourreau, l’archevêque Ruggieri, tous deux figés à mi-corps dans la glace éternelle, au milieu d’autres damnés (fig. 17). Doré reprend lointainement la composition de Flaxman en intensifiant le caractère sanglant de l’épisode :
Nous avions
déjà quitté cette ombre
quand je vis deux gelés dans un seul trou ;
la tête de l’un coiffait la tête de
l’autre ;
et comme on mange du pain quand on a faim,
celui du haut planta ses dents sur le second,
là où le cerveau se joint à la nuque
[…].
(« Le comte Ugolin », chant
XXXII, vers 124-139 et chant XXXIII, vers 1-90)
Fasciné par ce passage, Doré en fait le motif central de sa grande toile intitulée Dante et Virgile dans le neuvième cercle des enfers, visitant les traîtres condamnés au supplice de la glace, y rencontrent le compte Ugolin et l’archevêque Ruggieri. Les modèles auxquels il se confronte et dont il « emprunte » certains éléments (selon l’idée de l’imitation promue par Reynolds) sont évidents pour le public cultivé de l’époque. Les corps évoquent les grandes figures de Michel-Ange entrelacées dans le Jugement dernier ornant la chapelle Sixtine (fig. 18 ), leur musculature maniériste et surtout s’inspire de la terribilità, cette qualité qui résume l’artiste florentin aux yeux des contemporains de l’illustrateur français. Plus directement, Doré reprend la réadaptation de cette formule par Delacroix dans sa fameuse Barque de Dante en 1822, un tableau qui établit la réputation de l’artiste romantique. Dans le journal Le Constitutionnel, Adolphe Thiers, alors critique d’art, développait alors un ensemble de topoï que Doré aurait sans nul doute rêvé de lire à propos de sa grande toile : « Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre, que celui de M. Delacroix, représentant le Dante et Virgile aux enfers (…). L’auteur a, outre cette imagination poétique qui est commune au peintre comme à l’écrivain, cette imagination de l’art, qu’on pourrait appeler en quelque sorte l’imagination du dessin, et qui est tout autre que la précédente. Il jette ses figures, les groupes et les plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ; je retrouve cette puissance sauvage, ardente, mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement. Je ne crois pas m’y tromper, M. Delacroix a reçu le génie […] » [21].
[16]
Ibid.
[17]
P. Zietz, « Der 5. Höllengesang. Die
Illustrationen von Gustave Doré zur Göttlichen
Komödie », Gustave
Doré, 1832-1883, herausgegeben von Herwig
Guratzsch und Gerd Unverfehrt, Dortmund, Harenberg, 1982, vol. 1, pp. 119-130 ; D. De Selliers, La Divine Comédie, note
sur la publication de Dante illustrée par Botticelli,
pp. 45-46. B. J. Watts, Sandro Botticelli’s
Drawings for Dante’s
« Inferno » : Narrative Structure,
Topography, and Manuscript Design, Artibus et
Historiae, vol. 16, n°32, 1995, pp. 163-201, p. 163 ;
E. Paul Nassar, Illustrations to Dante’s
Inferno, Rutherford, Madison et al., Associated University Presses,
1994. Sylvie Carlier, Jean Lacambre, Anne Roquebert, L’Enfer
Doré : Dante et Virgile dans le Neuvième
cercle de l’enfer, Lyon, Fage, 2005.
[18]
A. S. Roe, Blake’s illustrations to the
« Divine comedy », Westport, Greenwood
Press, 1977.
[19]
S. Allard, Dante et Virgile aux Enfers de Eugène
Delacroix, Paris, Réunion des musées
nationaux, 2004.
[20]
F. A. Yates, « Transformation of Dante’s
Ugolino », Journal of the Warburg and
Courtauld Institutes, n° 1/2, 1951, pp. 92-117.
[21]
A. Thiers, « Le Salon de 1822 », Le
Constitutionnel, 11 mai 1822, extrait longuement
cité par Baudelaire dans son Salon de 1846.