Gustave Doré à
l’œuvre : vision photographique,
imitation et originalité
- Philippe Kaenel
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Fig. 1. G. Doré, « The Bull’s-Eye », 1872,
Fig. 2. G. Doré, croquis pour « Les Brasseurs à l’ouvrage »,
Fig. 3. G. Doré, « Mixing the Malt »
Fig. 4. G. Doré, LeFiacre au clair de lune, v. 1870
Fig. 5. G. Doré, « Groupe de mendiants », 1872
Au
printemps 1868 en vue de la préparation d’un
ouvrage intitulé London,
a Pilgrimage, Gustave
Doré (1832-1883) réside à Londres et
visite la capitale dont il cherche à saisir la physionomie
sociale, faite d’ombres et de lumières. Il
réalise ce projet en collaboration avec Blanchard Jerrold,
journaliste au Daily
News et à l’Illustrated
London News. L’artiste et
l’écrivain
sont par ailleurs accompagnés par un dessinateur, Emile
Bourdelin, qui se charge plus particulièrement de saisir les
architectures. Lorsqu’ils visitent les bas-fonds, deux
détectives protègent le trio
d’explorateurs et
« pèlerins » (figs. 1
à 3).
Jerrold, qui fut l’un des biographes principaux de
Doré, a décrit sa manière de
travailler de mémoire : « I
could seldom prevail upon him to make a sketch on the spot (…). He made his old answer :
"J’ai beaucoup de collodion dans la
tête" » [1].
La
référence au collodion, une émulsion
sensible et par conséquent
« rapide », mise au point dans
les années 1850, prend ici sens par rapport à la
volonté des deux auteurs de rendre compte de
manière
« réaliste » de la vie
londonienne. Les mouvements quotidiens de la rue, les courses de
chevaux et surtout la vie nocturne, à
l’époque, échappaient à la
photographie (en 1861, Nadar avait certes déposé
un brevet de photographie à l’éclairage
artificiel à la poudre de magnésium, mais comme
certaines poses duraient jusqu’à dix-huit minutes,
il fut obligé d’utiliser des mannequins pour
animer ses scènes souterraines). L’enregistrement
du « réel » et la
mémorisation de l’art sont par ailleurs les deux
tâches historiques de la photographie, depuis les premiers
essais de Niepce. De même, la mémoire
photographique de Doré, topos
repris par les critiques
contemporains des deux côtés de la Manche,
s’est exercée sur ces deux plans, la saisie du
réel étant modélisée
également par
ce que l’on appelle
aujourd’hui la culture artistique et visuelle de
l’artiste [2]. Ce dernier concevait
d’ailleurs la
photographie comme une concurrente face à laquelle il
opposait un ars memoria
exercé, comme nous
l’apprend le critique anglais Philip Gilbert Hamerton en
1864 :
He told me how he had discovered a way of dissecting a subject by division and subdivision, so as to lay it all by in good order and find the details, when he wanted them, in their own places. By long practice of this kind he can carry away with him a wonderful quantity of facts, and has even tested his memory by a contact with a photographic apparatus, a friend of his photographing a cathedral, Doré looking at it, and drawing it afterwards at home whilst his friend developed the photograph. On comparing the two, drawing and photograph, it appeared (much to the astonishment of the photographer) that Doré had omitted no detail of importance, a few minor inaccuracies being alone discoverable. Doré believes that the artistic faculty of memory admits of almost indefinite cultivation, but argues that observation must be systematic [3].
L’illustration
de London, a Pilgrimage,
ouvrage paru en 1871 chez Grant and Co,
possède certes une dimension réaliste et presque
anthropologique ; mais elle fait la part belle à
des effets lunaires, fantastiques, fantasmagoriques (fig. 4).
A travers
certains choix visuels, Doré renvoient à son
œuvre même, notamment à
l’illustration d’un voyage en Espagne entrepris en
1861 et paru dans le journal
Le
Tour du Monde : une sorte de
reportage qui présente nombre de point communs avec
l’entreprise anglaise, mais qui traite d’une
culture à l’opposé de la
Londres industrielle. L’illustrateur fait
également appel, plus ou moins
directement, à un ensemble de
représentations contemporaines (fig.
5) : picturales, comme la Famille
indigente, de William Bouguereau en 1865 (fig. 6),
graphiques (sur la base des grands illustrés
de la capitale comme The Illustrated
London News) et
photographiques. Ces images publiques, Doré les transforme,
les réimagine.
Et son œuvre nourrit à
son tour des entreprises presque contemporaines comme par exemple
Street Life in London,
un mensuel produit par le journaliste Adolphe
Smith et le photographe écossais John Thomson en 1876 et
1877, publié sous forme de livre
l’année suivante (fig. 7).
Dès
1856, Théophile Gautier, qui fut l’ami et le
mentor du jeune artiste (fig.
8 ), a résumé par
une formule la double composante de l’œuvre de
Doré : « G. Doré est
à la fois
réaliste et chimérique » [4].
A ses yeux cependant, ce sont les qualités
d’imagination qui l’emportent. L’ancien
Jeune France poursuit en effet en ces termes :
« Il voit avec cet œil visionnaire dont
parle Victor Hugo en s’adressant au vieil Albert
Dürer […] », avant de
conclure : « Les Latins avaient une
épithète — celle de portentosus
— dont nous ne possédons pas
l’équivalent pour désigner ce qui
était anormal, excessif, prodigieux, — on
n’en trouverait pas une plus juste pour qualifier le talent
de Doré ».
L’originalité
absolue, le prodige, l’excès désignent
ainsi la monstruosité métaphorique du
créateur [5], qui inquiétait
d’ailleurs
Nadar dans un article datant de 1853, l’un des premiers sur
les peintures du jeune Doré alors âgé
de vingt-et-un ans : « Je suis convaincu
qu’il y a en lui un très-grand peintre,
s’il ne s’abandonne pas à cette
facilité miraculeuse et perfide qui me fait un effet de
monstre, — et, en histoire naturelle, les monstres ne
produisent pas. Couvrir en une semaine, sans le moindre carton
préalable, des toiles de vingt pieds, les abandonner
à l’état d’ébauche
pour entreprendre de nouveaux sujets, ne me paraît pas une
méthode sûre » [6].
L’anormalité,
l’« originalité »
prodigieuse de cet artiste autodidacte fonctionne comme une sorte de
révélateur des diverses conceptions de
l’imitation, de la copie, du remploi, du recyclage au XIXe
siècle. Les lignes qui suivent sont guidées par
les mots de Roland Mortier extraits de son très beau texte
sur L’Originalité :
une nouvelle
catégorie esthétique au siècle des
Lumières, qui souligne à quel point
le statut de
l’image répétée
s’avère des plus complexe et contradictoire:
« Ni l’imitation, ni
l’originalité ne sont des idées claires
et évidentes. Elles ne se conçoivent jamais dans
l’ordre absolu, sous peine de se
détruire : l’une
dégénère en copie ou
plagiat ; l’autre devient tout bonnement
inconcevable, comme une création ex nihilo, sans
précédent, sans analogie avec toute
œuvre passée ou présente. Ni
l’une ni l’autre ne possède de
valorisation positive a
priori » [7].
On le
sait : aux yeux de Platon l’imitation est
condamnée comme une forme de copie imparfaite. Le peintre ne
représente que des apparences (phantasma). La
reprise
d’une image antérieure, sa copie, ne fait que
redoubler cette déperdition ontologique. Cette vision
catégorique évolue toutefois à
l’époque hellénistique et de la basse
latinité qui institue l’émulation et
les variations sur le modèle comme règle de la
pratique rhétorique, puis artistique. Ce principe fonde
l’idée de la belle
nature qui règle le
classicisme français au XVIIe siècle. La belle
nature, cette nature choisie et
épurée selon les
règles du bon goût a par ailleurs
l’avantage de ne pas entrer en conflit avec
l’exigence du génie propre et de
l’invention, ce que proclame La Fontaine dans
L’Epître à Huet en 1687
(« Mon imitation n’est point un
esclavage : Je ne prends que l’idée, et
les tours et les lois »). L’article de
l’Encyclopédie
consacré à
l’« Imitation »
répète la même conviction :
« On peut la définir
[l’imitation], l’emprunt des images, des
pensées, des sentiments, qu’on puise dans les
écrits de quelque auteur, et dont on fait un usage soit
différent, soit approchant, soit en enrichissant sur
l’original ». « La
bonne imitation est une continuelle invention », lit-on
plus loin.
La notion
d’« originalité »
(au sens que nous lui connaissons aujourd’hui) et sa
valorisation, son absolutisation même, provoquent en
conséquence une véritable rupture
esthétique : l’invention n’est
plus réglée, le génie n’a
plus rien à voir avec l’enthousiasme platonicien,
mais il s’incorpore dans un individu. Le propre de
l’originalité dès lors, c’est
de s’originer
dans une personnalité
singulière. Cette conception moderne est
consacrée en Angleterre par Eduard Young dans ses
Conjectures on original
Composition (1759), puis elle est
portée dans la sphère germanique par la
génération du Sturm und Drang,
par Johann
Gottfried von Herder, puis par Johann Georg Sulzer dans les articles
« Originalgeist »,
« Originalwerk » de
l’Allgemeine
Theorie der Schönen Künste
(1771-1774). La France, longtemps sous la domination du classicisme, se
fait l’écho de cette révolution dans
les pages du Dictionnaire
des beaux-arts d’Aubin-Louis Millin
en 1806, aux articles
« originalité » et
« original », dans lequel on peut
lire : « L’esprit original
imprime aux ouvrages de l’art dans lesquels il se manifeste,
un caractère particulier qui les distingue de ceux de tous
les autres artistes. L’esprit original est opposé
à celui de l’imitation ».
[1]
B. Jerrold, Life of Gustave Doré,
Londres, Allen, 1891, p. 153. Sur Doré voir
également: B. Roosevelt, La Vie et les
œuvres de Gustave Doré,
d’après les souvenirs de sa famille, de ses amis
et de l’auteur Blanche Roosevelt, Paris, Librairie
illustrée, 1887, pp. 187-190 [traduction de Life
and Reminiscences of Gustave Doré [...], New
York, Cassel and Co, 1885] ; Gustave Doré
1832-1883, catalogue d’exposition, Strasbourg,
Musée d’Art Moderne et Cabinet des estampes, 1983
; A. Renonciat, La Vie et l’œuvre de
Gustave Doré, Paris, ACR Edition,
Bibliothèque des arts, 1983 ; Ph. Kaenel, Le
Métier d’illustrateur 1830-1880. Rodolphe
Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré,
Genève, Droz, 2004 [1996].
[2]
Ceci recoupe en partie l’alternative proposée par
le titre métaphorique du célèbre
ouvrage de M. H. Abrams, The Mirror and the Lamp. Romantic
Theory and the Critical Tradition, Oxford, Oxford University
Press, 1953. Sur la pratique et l’esthétique de la
copie au XIXe siècle, voir notamment Retaining
the Original. Multiple Originals, Copies, and Reproductions. Studies in
the History of Art, Washington, National Gallery of Art,
1989. Patricia Mainardi, « The 19th Century Art
Trade : Copies, Variations, replicas », Van
Gogh Museum Journal, 2000, pp. 62-73 (qui montre
à quel point la pratique de la copie est aussi
répandue que jugée légitime).
[3]
Ph. G. Hamerton, « Gustave
Doré », The Fine Arts
Quarterly Review, oct, 1864, pp. 4-5.
[4]
Th. Gautier, « Gustave
Doré », L’Artiste,
21 décembre 1856, p. 17.
[5]
Ph. Kaenel, « L’artiste se
monstre : narcissisme et tératologie dans
l’art contemporain », dans Rire
avec les monstres (caricature, étrangeté et
fantasmagorie), sous la direction de M. Guédron,
Nancy, Musée des beaux-arts, 2010, pp. 63-74.
[6]
Nadar, Nadar jury au Salon de 1853, Paris, Bry
aîné, 1853, n° 388.
[7]
R. Mortier, L’Originalité :
une nouvelle catégorie esthétique au
siècle des Lumières,
Genève, Droz, 1982, p. 10. Voir
également : P.-E. Knabe, Schlüsselbegriffe
des kunsttheoretischen Denkens in Frankreich von der
Spätklassik bis zum Ende der Aufklärung,
Düsseldorf, Schwann, 1972 (en particulier l’article
« Imagination »).