L’expérience individuelle d’une
image reproduite massivement.
L’illustration de la presse
et la réalisation du monde

Anne-Marie Bouchard
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Fig. 4. « Aeroplane Crash in Kent. French Naval Visit »,
The Times, 29 août 1923

Fig. 5. « Un crime du capitalisme : le taudis »,
L’Humanité, 30 mars 1925

Fig. 6. « La situation à la bourse de New York. Marché
irrégulier à Wall Street », La Croix, 6 novembre 1929

Radicalisé au début du XXe siècle par la généralisation des procédés de reproduction de la photographie, l’usage d’illustrations constitue une manifestation importante du développement de la presse. Non seulement les illustrations sont-elles dépendantes dans leur essence de l’ensemble des moyens techniques dont les journaux les plus importants disposent pour assurer leur couverture des événements, elles le sont également des moyens humains que sont les envoyés spéciaux, les correspondants et autres collaborateurs qui concourent à individualiser la production et la diffusion de chaque image. Le recours de plus en plus systématique à la photographie pour témoigner de l’actualité dans les journaux quotidiens ne modifie pas de fond en comble cette dynamique de production, mais elle a des répercussions directes sur la généralisation d’une croyance populaire en une vision objectivée du monde, la photographie étant comprise comme « un outil de perception, une prothèse visuelle permettant », à l’aide de ces effets multiples, « de voir davantage et mieux »  [11]. Pourtant, l’image photographique est l’image malléable par excellence, tous ces fondements techniques culminant dans une manipulation, chaque choix du photographe, du technicien de laboratoire ou de l’éditeur du journal étant, en somme, un exercice subjectif dont la conséquence première est de mettre en lumière toujours plus crûment, l’immense potentiel de fictionnalisation que recèle la photographie, la fiction photographique la plus fondamentale étant celle magnifiant son rôle de témoin direct et l’importance sociale de sa circulation.

Assumant cette dualité, la photographie journalistique contribue par sa mise en image de l’actualité à l’édification d’un système codé de représentations du social. Pour reprendre les mots d’Ulrich Keller, « la mise en scène des faits historiques, certes pratiquée depuis des temps immémoriaux, [est] un aspect à prendre en compte parce que l’utilisation journalistique de l’appareil photo a engendré de nouvelles méthodes de reportage intrusives qui brouillent la frontière entre mise en scène neutre et mise en scène active » [12]. Les possibilités offertes par la photographie pour l’illustration de l’actualité et le développement d’une culture de masse de l’image deviennent, en tant que tels, des objets d’intérêt médiatique [13]. En effet, le journal n’ignore pas les bienfaits de sa propre mise en scène comme rituel social dans la mesure où la légitimité de sa construction du monde est le corollaire de sa diffusion. Rappelant Hermann-Paul et Vallotton, la figuration fréquente dans les journaux d’une foule absorbée dans la lecture des dernières actualités vient magnifier l’importance de la presse dans l’acceptation des valeurs éditoriales qu’elle véhicule dans le but avoué de les imposer massivement. L’intégration de la photographie de presse dans le rituel politique et la mise en évidence de son monopole sur la production des images de ce rituel sont autant de manières d’imposer l’idée que la photographie de presse est un acteur indispensable de la vie démocratique.

Plus que tout autre phénomène, l’organisation des agences de photographie dans l’entre-deux-guerres et la domination expansive des agences américaines et britanniques contribuent à l’hypothèse fréquemment rencontrée dans l’historiographie que le développement des réseaux de presse anglo-saxons opère une transformation internationale de l’illustration médiatique. Bénéficiant d’une très large diffusion, ces réseaux propose une vision du monde singulière qui aplanit les valeurs locales au profit d’une tendance éditoriale d’emblée conçue pour être globalisante : les images d’actualité produites par les agences de presse modifiant substantiellement et rapidement les modes d’illustration des journaux. À propos de l’influence des journaux anglo-saxons sur la production médiatique française, Myriam Chermette écrit : « Les journaux français se détournent de l’iconographie classique – portraits et vues géographiques, issus des collections iconographiques des quotidiens et des agences traditionnelles – et lui préfèrent des images d’actualité » [14]. Mais encore, ces agences ont un avantage concurrentiel considérable sur les agences françaises, entre autres, car « elles proposent une offre beaucoup plus large que les agences françaises. Elles traitent l’actualité nationale et internationale, en s’appuyant sur des réseaux de correspondants qui envoient des images en provenance du monde entier » [15], tout en diversifiant « leurs produits en proposant des pages illustrées déjà composées, mises en page et livrées sous forme de flans directement utilisables par les journaux, disponibles par abonnement mensuel, afin de diversifier leur offre et de créer un nouveau marché » [16]. Ainsi, la production massive d’images photographiques se voit doublée d’une diffusion toujours plus étendue, ces pages illustrées déjà composées se retrouvant dans diverses publications quotidiennes susceptibles de circuler entre les mains des mêmes lecteurs. Ces pages, réunies le plus souvent dans les sections spéciales consacrées à la culture visuelle, recèlent à la fois des photographies d’actualité et des photographies historiques, couvrant tous les domaines de prédilection du journal de l’actualité locale à la diplomatie internationale, des mondanités aux faits divers criminels. Dans une page du Times de 1923, par exemple, les faits divers aéronautiques se mêlent aux découvertes scientifiques et à l’actualité diplomatique (fig. 4). Accueillant les images d’un accident d’avion, d’un des premiers essais de lancement de bombes depuis un avion, de la découverte de fresques minoennes en Crête, des actualités sportives et des illustrations de la coopération militaire entre la France et l’Angleterre, la mise en page exprime surtout une discrépance éditoriale, le discours du journal s’abandonnant au pouvoir de séduction d’un trop-plein d’images et d’un traitement pêle-mêle des sujets manifestant, dans l’appréhension de la simultanéité des expériences de la réalité, le relativisme bourgeois dénoncé par Adorno [17]. L’essai photographique subversif de L’Humanité, proposant un reportage sur les conditions de vie des classes populaires et présentant le taudis comme une invention du capitalisme (fig. 5) et le court article en Une de La Croix illustrant les déboires de la bourse de New York aux premiers jours de ce qui sera plus tard connu comme le Krach de 1929 (fig. 6), proposent tous deux des images génériques empruntées au corpus d’actualité des agences de presse.

 

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[11] O. Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001, p. 38.
[12] U. Keller, « Mythologies du réel. Reportage photographique et objectivité historique », dans H. Molderings et G. Wedekind (dir.), L’Evidence photographique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, p. 151.
[13] F. d’Almeida, Images et propagande au XXe siècle, Paris, Castermann-Giunti, 1995, pp. 181-182.
[14] M. Chermette, « Du New York Times au Journal. Le transfert des pratiques photographiques américaines dans la presse quotidienne française », Le Temps des médias, 2008/2 - n° 11, pp. 5-6.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Th. W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, pp. 50-52.