L’expérience individuelle d’une
image reproduite massivement.
L’illustration de la presse
et la réalisation du monde

Anne-Marie Bouchard
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Fig. 1. Hermann-Paul, « Le Papa de M. Judet », 1898

Fig. 2. F. Vallotton, L’Age du papier, 1898

Fig. 3. F. Vallotton, En famille, 1898

Publié en pleine affaire Dreyfus, un dessin d’Hermann-Paul en couverture du journal anarchisant La Feuille, montre le « concierge, le charbonnier, la crémière et le commissionnaire du coin » [1] en pleine lecture collective du Petit journal (fig. 1). Un autre exemplaire chiffonné et jeté dans un carton symbolise l’opinion de Zo d’Axa, rédacteur de La Feuille, sur Le Petit journal tirant à un million d’exemplaires [2] aux années 1890 et qui est, selon Jean-Pierre Bacot, « structurant pour l’imaginaire républicain » [3] en ce que les gravures qu’il publie sur l’Affaire fixent « pour longtemps dans la mémoire, dans un cadre judiciaire ou militaire, des scènes dont la plupart ne furent jamais photographiées » [4]. La représentation par Hermann-Paul de ce journal comme objet médiatique privilégié par le lectorat populaire témoigne de l’emprise d’un groupe de presse sur une « immense part » du lectorat français qui « accède en ces années de fin de siècle, avec ces produits illustrés, non seulement à la lecture, mais aussi à l’acte d’achat d’un journal ou d’un périodique » [5].

L’illustration d’Hermann-Paul rappelle L’Age du papier, gravure sur bois de Félix Vallotton publiée en couverture du Cri de Paris le 23 janvier 1898 (fig. 2), quoi que cette dernière mette en valeur des titres ouvertement dreyfusards exprimant l’opinion de l’artiste. L’approche de Vallotton rend compte, à l’instar de l’illustration d’Hermann-Paul, de la consommation généralisée des journaux et la comparaison des deux images permet de réfléchir à la détermination sociale de cette consommation. Réunies autour d’un unique titre, les quatre figures typiques de Hermann-Paul témoignent du quasi-monopole du Petit journal sur le lectorat populaire, tandis que c’est à travers la consommation de divers titres, Le Journal, Le Temps, L’Aurore et Le Soir que s’opère l’individuation des lecteurs plus ou moins anonymes de Vallotton. Mais encore, Hermann-Paul représente plusieurs individus possédant tous un exemplaire du même journal, mais partageant ensemble la lecture d’une seule copie. À l’inverse, la multiplication des exemplaires et des titres de journaux est corrélative à celle des figures chez Vallotton. Comme le souligne Sasha M. Newman, Vallotton « renvers[e] subtilement le rôle de propagande des médias, en sorte que l’estampe elle-même a le caractère décisif d’un slogan publicitaire ou politique » [6] pour les journaux dreyfusards, là où Hermann-Paul allie publicité et propagande en une charge contre un des champions médiatiques de l’antidreyfusisme.

Dans En Famille, également publiée dans Le Cri de Paris en décembre 1898 (fig. 3), Vallotton reprend l’idée d’une lecture individualisée de titres distincts en poussant plus loin la symbolisation de l’opinion dans la construction spatiale de l’œuvre. Un vieil homme lisant L’Intransigeant, journal d’abord associé au socialisme dans les années 1880 avant de se rallier à l’« orgue de barbarie » [7] des journaux antisémites hostiles à Dreyfus, se retrouve dos à dos avec une jeune lectrice de L’Aurore, elle-même assise en face d’un lecteur clandestin du journal anarchiste Le Libertaire. Posées dos à dos, les figures visibles font écho à l’antagonisme des titres en Une – « La France en révolte » pour L’Aurore est une « Agonie » pour L’Intransigeant –, mais les opinions opposées, systématisées entre gauche et droite de l’image et gauche et droite de l’échiquier politique, trouvent leur réconciliation dans la cellule familiale, la promiscuité paisible autour d’une table atténuant le caractère potentiellement polémique ou dramatique de ces divergences d’opinions. De cette analyse, une question surgit : lorsque la réalité est directement appréhendée via la médiation de la presse, ne peut-on pas dire que la presse joue un rôle majeur dans la réalisation du monde en tant qu’elle est un espace public où les valeurs culturelles structurantes sont diffusées et discutées ?

Dans cet article, je souhaite proposer quelques pistes de réflexion sur les effets de répétition et de mimétisme dans l’illustration de la presse de l’entre-deux-guerres, effets concourant à rendre confuses les relations entre médiatisation et réalisation du monde. Mon choix de l’entre-deux-guerres s’explique par le développement contemporain d’un marché de l’illustration de presse par les agences, aux années 1920-30, qui accroît radicalement la disponibilité des images photographiques, mais surtout par la réception philosophique de ce développement de l’illustration médiatique qui constitue, aux yeux de certains penseurs de l’École de Francfort, une des premières formes d’industrie culturelle [8]. En effet, la question des journaux illustrés les intéresse particulièrement dans leurs réflexions sur la nature des relations entre les masses populaires et les formes de l’autorité [9], orientant leur perception de la culture médiatique de leur temps : leur propre œil rivé sur les dynamiques du journal quotidien dans un contexte de crise politique suscite de vives émotions et contribue certainement à une dramatisation de l’influence réelle du discours médiatique. La presse, qu’ils considèrent à juste titre comme un outil du projet d’émancipation des Lumières, constitue paradoxalement selon eux, une des formes le plus à même de confirmer leur hypothèse d’une faillite de ce projet, la raison instrumentale s’incarnant dans le discours médiatique [10].

Certes, la presse de cette époque cherche à exprimer visuellement l’instabilité politique et la montée des totalitarismes, la modification des comportements sociaux, le militantisme, la valorisation des progrès scientifiques, l’émergence d’une culture de masse, la restructuration chaotique des économies nationales, la mondialisation de l’économie spéculative et la crise de 1929, posant ces phénomènes et événements comme autant de symptômes de la consolidation du capitalisme et, par le fait même, contribuant à la diffusion et à la cristallisation de ses valeurs fondamentales, mais il est légitime d’adresser une critique à cette critique, en soulignant qu’elle mise d’emblée sur une uniformité de la réception sociale des productions culturelles. L’étude des systèmes iconographiques au fondement de l’illustration médiatique de l’entre-deux-guerres met en évidence une continuité avec ceux du XIXe siècle, à l’exception de son élan remarquable vers une mondialisation rapide de la culture qui révèle à coup sûr une uniformisation dans la production du discours médiatique. Si cette uniformisation semble probante dans la production du discours médiatique, doit-on pour autant présumer cette uniformisation dans la réception de la culture médiatique, redevable de particularismes locaux, de références individuelles et d’une difficulté définitive de saisir complètement le lectorat d’un journal ? Cette impression d’une influence massive de la presse quotidienne serait-elle plutôt le fait de la force de la mise en scène de cette influence, mise en scène produite par la presse elle-même et dans laquelle la répétition et le mimétisme sont incontournables ?

 

>suite

[1] Zo d’Axa, « Le Papa de Judet », La Feuille, n° 13, 2 juin 1898.
[2] G. Feyel, La Presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, op. cit., p. 136.
[3] J.-P. Bacot, La Presse illustrée au XIXe siècle, Une histoire oubliée, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 177. Bacot nuance l’assimilation usuelle faite de tous les périodiques antidreyfusards, en relevant que le nationalisme du Petit journal est, selon lui, totalement dépourvu d’antisémitisme, à la différence du nationalisme clérical et antisémite, « mis en mots par Barrès ou, plus encore, par Maurras » (Ibid., p. 178).
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 159.
[6] S. M. Newman, « Introduction », dans Félix Vallotton, Paris, Flammarion, 1992, p. 30.
[7] Free, « La Scie Dreyfus », Le Libertaire,  n° 104, 7-13 novembre 1897, p. 2.
[8] Th. W. Adorno et W. Benjamin, Correspondance 1928-1940, Paris, Gallimard, 2006, pp. 226-227.
[9] M. Horkheimer et Th. W. Adorno, « La production industrielle des biens culturels. Raison et mystification des masses », dans La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974.
[10] Ibid., pp. 170-172.