Byatt, Van Gogh et Matisse : rencontre
au-delà des mots.
Quand l’image plastique s’invite dans le récit

- Alexandra Masini-Beausire
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Fig. 4. A.S Byatt, The Matisse Stories, 1997,
première page de la nouvelle Medusa’s Ankles

Fig. 5. A.S Byatt, The Matisse Stories, 1997,
première page de la nouvelle Art Work

Fig. 6. A.S Byatt, The Matisse Stories, 1997,
première page de la nouvelle The Chinese Lobster

      La structure de ce triptyque s’avère bien plus complexe encore qu’il n’y paraît. L’effet d’enchâssement s’accentue avec la présence de trois dessins de Matisse placés avant chaque nouvelle, à l’intérieur même de l’ouvrage. Comment comprendre et définir cette disposition du visuel dans l’œuvre ? On pourrait considérer ces eaux-fortes comme des épigraphes iconographiques placées là par Byatt si le titre même de la nouvelle ne se trouvait pas au-dessus du dessin, intégrant par-là même l’image au récit. En effet, en-dessous de Medusa’s Ankles, se trouve une première eau-forte de Matisse avec son titre et sa date d’exécution : La Chevelure, 1931-32 (fig. 4), sous Art Work, une seconde : L’Artiste et le modèle reflétés dans le miroir, 1937 (fig. 5) et enfin, sous The Chinese Lobster, une troisième eau-forte : Nymphe et faune, 1931-32 (fig. 6). Pourquoi l’intitulé de chaque nouvelle est-il situé au dessus de chaque iconographie et vient-il interférer sur le titre même de celles-ci ? Il va sans dire que la connexion texte-image se joue de l’appareil titulaire même si les titres donnés à ces Stories entrent clairement en harmonie avec les trois représentations de Matisse. La gravure 1 La Chevelure représente bel et bien ces Medusa’s Ankles, ces chevilles de méduse évoquées par la fiction, de même que L’Artiste et le modèle reflétés dans le miroir met en scène le moment magique de l’Art Work. Nymphe et faune, précédé de l’intitulé The Chinese Lobster, suggère quant à lui la présence d’un animal indéfinissable que l’histoire va s’attacher à décrire. Chaque dessin de Matisse se trouve ainsi intimement lié au titre du récit qu’il introduit et il possède une valeur illustrative indéniable en représentant un élément très précis, voire central, de la nouvelle à venir. La Chevelure, placée avant Medusa’s Ankles, désigne la coiffure de Susannah et la thématise. L’Artiste et le modèle reflétés dans le miroir fait directement référence au travail de création des personnages-plasticiens d’Art Work. Enfin, Nymphe et faune, dont la lisibilité est moins évidente de prime abord, suggère l’atmosphère inquiétante convoquée par le couple étrange, voire contre-nature, que pourraient former le professeur Peregrine Diss et son étudiante dans The Chinese Lobster. Peut-on alors considérer ces eaux-fortes comme des illustrations, au sens premier du terme ? S’il est vrai qu’elles reprennent des éléments de l’histoire, il ne faut pas négliger l’espace qu’elles occupent, de même que la façon dont elles interfèrent sur le texte. Placées entre le titre et le début du récit, elles sont intégrées au texte et coexistent avec lui pour ne faire qu’un. Si elles procèdent sur lui d’un effet proleptique, c’est pour mieux figurer le devenir des personnages mais aussi pour orienter la lecture du recueil. Les trois dessins, respectivement associés aux titres des nouvelles, interviennent comme des sources d’inspiration qui vont donner vie aux Matisse Stories mais plus encore.
      Un autre palier intertextuel vient encore compliquer cette délicate disposition et modifier le pouvoir représentatif de ces dessins au sein de l’ouvrage, de même que notre vision générale du recueil. En effet, en 1931, date où sont créées ces gravures, Matisse illustre l’édition des Poésies [30] de Mallarmé dans laquelle se trouvent les dessins La Chevelure et Nymphe et faune. Le premier dessin fait référence au poème éponyme de Mallarmé même s’il ne se situe pas à côté comme une simple illustration, ce que Matisse réprouvait particulièrement. L’eau-forte Nymphe et Faune, quant à elle, se trouve intégrée à l’églogue L’après-midi d’un faune. Ainsi, chaque gravure disposée par Byatt au côté du récit doit également être considérée en dehors de ce contexte dès lors qu’elles portent en elles un poème de Mallarmé avec lequel elles constituent un binôme indissociable. Absents du recueil de Byatt, ces poèmes sont convoqués par le pouvoir interpictural de la représentation. Formes, couleurs et mots s’entremêlent, les vers s’inscrivent ainsi en deçà des images. L’emboitement se creuse encore avec la célèbre mise en musique du poème mallarméen par Debussy. La curieuse danse du faune et des nymphes contée par Mallarmé et l’inquiétant ballet de Debussy qui en découle, amplifient le caractère menaçant de l’illustration de Matisse ; le tout accentue sans nul doute l’impudeur lié au thème du viol, voire même l’ambiance tout à fait malsaine qui se dégage par moment de la dernière nouvelle de Byatt. Le poème éponyme thématisant La Chevelure peinte par Matisse influe également sur la nouvelle de Byatt. La chevelure de flamme dépeinte par le poète et représentée par le peintre, est à l’origine de la crise du personnage de Byatt dans Medusa’s Ankles. Texte et visuel s’enchevêtrent et la consistance poétique des images, à un nouveau palier intertextuel, ébranle le texte même de Byatt. Cette co-présence écriture-image qui se creuse induit par ailleurs une fusion des formes verbales et visuelles tout à fait symbolique. Le récit prend forme sur cette substance constituée d’une double matière, le caractère indissociable du visuel et du verbal est nettement revendiqué. Les dessins de Matisse découlant des poèmes mallarméens donnent en effet le ton et laissent se déployer un univers sonore et coloré.

 

The Matisse Stories, peindre en mots

 

      Louis Aragon affirme dans son étrange ouvrage sur Matisse que « l’une des grandes données de l’expérience matissienne, on peut même dire sa dominante, est la couleur » [31]. Henri Matisse, Roman, un livre original né en 1941 d’une amitié artistique et créatrice entre l’écrivain Aragon et le peintre Matisse. Un livre au titre déroutant dont le contenu texte-image l’est tout autant, mais une œuvre qui a su « dire Matisse », rendre la présence de l’artiste comme peu de biographie l’ont fait.

 

C’est pendant un peu plus de soixante années, si nous comptons à partir de son entrée chez Gustave Moreau, à chaque fois que H. M se permet une audace nouvelle dans la couleur, l’emploi de la couleur, qu’on a le sentiment que sa peinture progresse, qu’il avance, lui, dans ce qui est proprement son chemin, qu’il devient lui-même [32].

 

C’est bien d’« audace » dont il faut parler, et ce également pour le recueil de Byatt car la matière scripturale s’attache à donner plasticité aux mots par une narration sans cesse colorée et recolorée à partir d’une large palette. La description du salon de coiffure dans Medusa’s Ankles met en évidence le rôle primordial donné à la couleur, mais pas à n’importe laquelle. Le salon est en effet tout entier dominé par le tableau de Matisse Le Nu rose dont les couleurs ont contaminé l’espace :

 

A cette époque-là, le salon était comme l’intérieur d’un nuage rosé, tout de rose et de crème, avec des rideaux de mousseline crème par-ci par-là, des brosses et des peignes ivoires et, de-ci de-là – les cadres des miroirs, les petites tables roulantes – une espèce de bleu ciel, de bleu ciel foncé, de la couleur du sofa ou du lit sur lequel le nu rose se déployait [33].

 

La disparition du tableau de Matisse et le changement de couleur du salon de coiffure sont d’ailleurs la cause de la crise de Susannah. En effet, en dehors de l’univers serein insufflé par Le Nu rose, Susannah ne parvient plus à exister. Elle finira, dans un élan de colère, par détruire le nouveau décor du salon. La seconde nouvelle au titre clef, Art Work, symbolise visiblement la toute puissance donnée aux couleurs. Mme Brown, la femme de chambre d’une famille d’artistes, brillera comme l’unique plasticienne avec ses incroyables créations de tissus colorés. L’histoire est d’ailleurs entrecoupée de descriptions qui correspondent à des pauses narratives plaçant l’œil au centre de l’écriture. La véritable peinture en mots du personnage de Natasha est tout à fait représentative de cette tendance :

 

Natasha a l’intelligence vide et extasiée de certaines femmes couchées de Matisse. Son visage est blanc, ovale, lumineux de jeunesse. Ses cheveux sont d’encre bleu-noir, et s’étalent sur des oreillers d’une propreté douteuse. Son dessus-de-lit est bariolé de motifs de fougères ou d’algues noires sur fond écarlate, motifs que le styliste n’aurait jamais pu concevoir sans Matisse. Ses bras et ses jambes pendent, débordant du rectangle froissé de ce dessus-de-lit. Trop dégingandée pour une odalisque, mais d’un galbe tout aussi exquis. Blancheur, langueur, indolence, tressaillements. Les tressaillements ne peuvent se peindre [34].

 

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[30] Mallarmé Matisse, Paris, Albert Skira, Gallimard, 1966.
[31] L. Aragon, Henri Matisse, roman, Paris, Gallimard, « Quarto », 1998, p. 722.
[32] Ibid.
[33] Histoires pour Matisse, Op. cit., p. 11 / Dans le texte original : « In those days the salon was like the interior of a rosy cloud, all pinks and creams, with creamy muslin curtains here and there, and ivory brushes and combs, and here and there - the mirror- frames, the little trollies- a kind of sky blue, a dark sky blue, the colour of the couch or bed on which the rosy nude spread herself » (dans The Matisse Stories, Op. cit., p. 5).
[34] Ibid., p. 45 / Dans le texte original « Natasha’s face has the empty beatific intelligence of some of Matisse’s supine women. Her face is white and oval and luminous with youth. Her hair is inky blue-black, and faned across her not-too-clean pillows. Her bedspread is jazzy black forms of ferns or weeds, on a scarlet ground, forms the textile designer would never have seen, without Matisse. Her arms and legs dangle beyond the confines of the ruffled rectangle of this spread, to gawky to be an odalisque, but just as delicious in their curves. White, limp, relaxed, twitching. Twitches can’t be painted » (dans The Matisse Stories, Op. cit., pp. 34-35).