Byatt, Van Gogh et Matisse : rencontre
au-delà des mots.
Quand l’image plastique s’invite dans le récit

- Alexandra Masini-Beausire
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Fig. 2. A.S Byatt, The Matisse Stories, 1997,
première de couverture

Fig. 3. A.S Byatt, The Matisse Stories, 1997,
quatrième de couverture

      L’échec avoué de la mise en scène de la pièce La Chaise jaune symbolise en partie tout le questionnement qui se met en place dans cette tétralogie. Cette pièce développe une problématique qui engage Alexander, comme le lecteur, sur une autre voie. Faire voir plutôt que d’écrire, semble nous susurrer le narrateur ! Toutefois, il ne faut pas s’y tromper, l’intention de Byatt n’est pas de minimiser les possibilités du langage mais de lui ménager des silences qui laissent le regard s’installer. Entre les bavardages incessants de Frederica et le silence contemplatif d’Alexander se trouve un point d’équilibre qu’il faut saisir. Van Gogh intervient ainsi pour guider le regard hors du lisible, le structurer dans les limites imposées par le silence de l’œuvre d’art. Un problème perdure toutefois : l’image plastique n’est pas matériellement présente dans le récit, elle est encore un flot de mots bourdonnant. Dans The Matisse Stories, Byatt réalise enfin ce que le Frederica Quartet n’osait pas entreprendre : faire entrer la matière picturale dans l’écriture.

 

The Matisse Stories : l’image plastique dans le récit.

 

      Comparé à l’ampleur du Frederica Quartet, The Matisse Stories apparaît d’une envergure bien modeste, et ce certainement à dessein. Le roman est ici nouvelle, le flux verbal de la tétralogie laisse place à trois histoires d’une cinquantaine de pages au style épuré. Le choix de ce genre concis s’explique peut-être par la présence concrète de dessins au côté du récit. En effet, The Matisse Stories met en jeu un effet d’emboîtement complexe et profond, un véritable palimpseste à gratter. La co-présence plastique texte-image implique d’emblée une réflexion sur la place de l’image, sur sa fonction dans le récit, sur sa valeur symbolique mais aussi et surtout sur sa fonction représentative.
      Le titre, The Matisse Stories, s’il ne fait écho à aucune œuvre d’art, ne veut toutefois rien déguiser de ses ambitions et place clairement l’artiste peintre Henri Matisse à la genèse et au cœur du recueil. Comme le précise Catherine Mari, il reste ambivalent : il « peut du reste s’entendre comme histoires "à propos de" mais également "à la manière de" Matisse » [24]. Peut-être devrions-nous l’appréhender tout à la fois comme « Histoires à propos, à la manière et pour Matisse », ce dernier choix étant celui du traducteur Jean-Louis Chevalier. Que Matisse soit le sujet du recueil, son destinataire, sa source d’inspiration ou encore son modèle, qu’importe finalement, constatons simplement que ce n’est plus l’œuvre d’art mais le peintre lui-même qui devient le point d’origine de la fiction et va engendrer le travail d’écriture. Byatt accorde une importance particulière aux couvertures de ses écrits ; dans le cas très particulier des Histoires pour Matisse, il est d’ailleurs difficile de penser que ce choix a été laissé au hasard. Le paratexte auctorial survient en effet comme un premier message crucial dans la lisibilité de cette œuvre. Dans The Matisse Stories, l’attention est centrée toute entière sur la personne de l’artiste avec, en première de couverture dans la quasi-totalité des éditions européennes, placé juste en dessous du titre, le tableau de Matisse : Le Silence habité des maisons (fig. 2). Le paratexte iconographique s’insère ainsi juste en-dessous du titre et semble s’intégrer dans l’appareil titulaire comme un sous-titre, s’il est permis de désigner ainsi une image. Tel qu’il est placé et annoncé, le tableau est à « prendre à la lettre » et à intégrer à la lecture. Cette première de couverture apparaît au lecteur-spectateur comme une unité qui invite à ouvrir l’œil et annonce déjà la structure peu conventionnelle de ce recueil. L’observation de cette peinture de Matisse en paratexte anticipe d’ailleurs l’effet d’emboîtement qui se met en place dans le livre. Le Silence habité des maisons représente une femme lisant avec un enfant devant une fenêtre. La présence de l’objet « livre » laisse place à un effet de miroir évident, une mise en abyme du lecteur qui le renvoie à sa propre action de « lisant ». La fenêtre, motif cher à Matisse, vient renforcer cet enchâssement car elle ouvre, à l’intérieur du tableau, une autre dimension à envisager au sein même du triptyque. On retrouve d’ailleurs ce tableau dans la seconde nouvelle du recueil au titre évocateur, Art Work, qui apporte une première explication à sa présence en couverture :

 

En 1947 Matisse a peint Le Silence habité des maisons. On en trouve la reproduction dans le Matisse de Sir Lawrence Gowing, mais toute petite et en noir et blanc. Deux personnes sont assises au coin d’une table. La mère, peut-être, réfléchis, le menton appuyé dans sa main […] [25].

 

Le tableau est d’emblée nommé par le narrateur pour ressurgir aux yeux du lecteur ; l’élément paratextuel participe ainsi d’une relation intratextuelle. L’incipit d’Art Work décrit la reproduction en noir et blanc du Silence habité des maisons qui se trouve dans l’ouvrage de l’historien d’art Lawrence Gowing. Ce retour à l’iconographie, plastiquement présente en première de couverture, crée un système d’échos et le dispositif intertextuel se creuse encore lorsque la parole est donnée à Gowing au début du récit. « Juxtaposée au commentaire du Silence habité des maisons, la nouvelle Art Work affiche sa dimension autotélique » [26], précise Catherine Mari. La fiction peut enfin prendre forme sur les fondations de l’image plastique tout à la fois décrite par l’ekphrasis et figurant plastiquement en couverture. « Un silence habité règne sur le 49, Alma Road […] » [27], voici où tout commence : au sein même du tableau de Matisse.
      L’appareil paratextuel met encore au jour de nombreuses juxtapositions puisque Le Nu rose et La Porte noire, toiles de Matisse reproduites en quatrième de couverture (fig. 3) de l’édition anglaise, obéissent au même processus que Le Silence habité des maisons. Medusa’s Ankles commence ainsi : « Elle était entrée un jour parce qu’elle avait vu le Nu rose à travers la vitrine » [28]. La conjonction « because », dans le texte original, induit ce rapport de cause à effet qui fait du tableau le point d’ancrage de la fiction. Accroché dans un salon de coiffure dans l’incipit de la nouvelle, il s’intègre dans le décor : « Le tableau, ainsi mis en abyme dans la nouvelle qu’il a provoquée, est doublement mis en relief à la fois dans l’espace littéral du salon et aussi dans l’espace figuré du texte » [29]. Enfin, le dernier élément paratextuel iconographique, La Porte noire, intervient dans The Chinese Lobster mais le processus, cette fois-ci, s’opère a contrario puisque le récit précède l’évocation du tableau comme pour mieux s’y installer. Le paratexte renvoie le texte à l’image et réciproquement dans un jeu intertextuel ininterrompu ; à cet égard, il mérite d’être traité comme un iconotexte à part entière.

 

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[24] C. Mari, « De tableau en histoire, d’histoire en tableau : le lecteur-spectateur dans The Matisse Stories de A.S Byatt », actes du colloque de la SEAC (Société d’Etudes Anglaises Contemporaines), Paris Sorbonne, 1996, dans Etudes Britanniques Contemporaines n° 12, Presses Universitaires de Montpellier, 1995, p. 31.
[25] Histoires pour Matisse, Op. cit., p. 41 / Dans le texte original : « In 1947 Matisse painted Le Silence habité des maisons. It is reproduced in Sir Lawrence Gowing’s Matisse, only very small and in black and white. Two people sit at the corner of a table. The mother, it may be, has a reflective chin […] » (dans The Matisse Stories, Op. cit., p. 31).
[26] C. Mari, « De tableau en histoire, d’histoire en tableau : le lecteur-spectateur dans The Matisse Stories de A.S Byatt », art. cit., p. 31.
[27] Histoires pour Matisse, Op. cit., p. 42 / Dans le texte original : « There is an inhabited silence in 49 Alma Road […] » (dans The Matisse Stories, Op. cit., p. 32).
[28] Histoires pour Matisse, Op. cit., p. 9 / Dans le texte original : « She had walked in one day because she had seen the Rosy Nude through the plate glass » ( dans The Matisse Stories, Op. cit., p. 3).
[29] C. Mari, « De tableau en histoire, d’histoire en tableau : le lecteur-spectateur dans The Matisse Stories de A.S Byatt », art. cit., p. 32.