De quelques marges de manuscrits arrageois :
le texte au défi de l’image

- Myriam White-Le Goff
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Fig. 20. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 18 v°

Fig. 21. Missale romanum, XIVe s., Ms 278, f° 81

Fig. 22. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 208 v°

Fig. 23. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 32

Fig. 24. Missale romanum, XIVe s., Ms 278, f° 1

Fig. 25. Manuscrit latin, Ms 657, f° 120 v°

Fig. 26. Manuscrit latin, XIVe s., Ms 47, f° 84 v°

      Ainsi, dans l’univers marginal, nombre de créatures mordent les feuilles d’acanthes, dévorent les fruits que portent les lianes marginales ou se mangent elles-mêmes. Elles sont autant d’images concrètes de l’idée qu’on se faisait de la lecture comme manducation [12], ruminatio du texte, qu’on mâchait et gardait en bouche pour en extraire toute la saveur. Il en va ainsi au fol. 18 v° du manuscrit 47, où un oiseau se mange lui-même, dans un mouvement de retour, de vrille très emblématique des dessins marginaux, en général (fig. 20).
      Au fol. 81 du manuscrit 278, le dernier ange vers le bas semble écrire (fig. 21). S’agit-il d’un éloge interne de l’écriture ? De plus, deux créatures semblables à des fauves mangent, à l’horizontale et à la verticale, une vrille. C’est encore là l’image de la dévoration du texte, dans l’initiale.
      Le texte même dans sa substance peut-être considéré comme l’un des éléments de référence essentiel pour les marges, notamment dans l’image d’un vilain qui file au fol. 208 v° du manuscrit 47 (fig. 22), qu’on peut mettre en relation avec le chevalier qui file du fol. 32 du même manuscrit (fig. 23).
      Il s’agit, au premier abord, d’une satire chevaleresque, stigmatisant l’effémination des mœurs chevaleresques, la « recreance », la crainte de l’homosexualité, puisque ces hommes sont occupés à des occupations féminines. En outre, la métaphore du filage peut-être employée pour désigner l’acte sexuel : on retrouve alors la logique grivoise de certains marginalia. Mais ces activités sont en lien indirect avec l’étymologie même de « teste » qui a d’abord désigné les Evangiles en ancien français, à partir de textum, lui-même issu du verbe « tisser », même si on demeure ici au niveau du filage. On sait l’analogie courante entre le travail du texte et le tissage [13]. Que dit l’image ici ? Comme souvent, elle est ambivalente, puisqu’il est dévalorisant pour un chevalier de tisser, mais qu’on peut se demander s’il est aussi dévalorisant d’un chevalier d’écrire. De même, on peut se demander si une telle image n’entre pas dans les sempiternels débats entre clergie et chevalerie, vaut-il mieux tisser/écrire ou être chevalier ? L’image ne donne pas de réponse, sinon une vision dérisoire des deux activités associées de la sorte.
     Ces personnages ou ces symboles d’élévation spirituelle sont autant de modèles présentés au lecteur-spectateur. Les images prennent fréquemment en charge le retentissement du texte, y compris au sens propre du terme. Ainsi, suivant un fonctionnement assez fréquent, au fol. 81 du manuscrit 278 [14], que nous avons déjà commenté, les marges sont le prolongement direct de l’image de miniature, des anges musiciens, tournés vers l’extérieur de la page, font retentir le son de leurs instruments, en signe de réjouissance causée par la résurrection représentée dans la miniature. Les marges assurent ici le rayonnement du texte au dehors : alors que les chevaliers, en bas de la miniature semblent endormis, le lecteur-spectateur est invité à demeurer en éveil. La vigilance est toujours très importante dans la vie spirituelle chrétienne, comme en témoignent les reproches du Christ à ses apôtres au mont des oliviers : il a prié si longtemps que tous se sont endormis, alors qu’ils auraient dû rester en éveil. Au premier folio du même manuscrit, un sonneur dans une chasse, en bas à droite, fait écho avec un sonneur de trompe, en bas à gauche (fig. 24). Les deux personnages semblent s’adresser au personnage situé en haut de page qui tend l’oreille, voire danse. Le message est relayé par un musicien qui porte un orgue, ce qui souligne derechef le retentissement du texte et son efficacité sur le public, grâce à un cheminement visuel et sonore à travers la page.
      De même, au fol. 120 v° du manuscrit 657, un personnage dont le buste sort d’une gargouille comme en prière, jouxte la miniature qui représente la Vierge et l’enfant (fig. 25) : s’agit-il d’une forme d’autoportrait de l’illustrateur ou est-ce un modèle valable pour l’humanité ? Le personnage prie-t-il pour son propre ouvrage ou appelle-t-il l’ensemble des hommes à la prière ?
      Au fol. 84 v° du manuscrit 47, un centaure a décoché une flèche qui reste absente (fig. 26), comme une invitation à la rêverie, un rappel que la marge est aussi le lieu de l’imagination ou de l’incitation à imaginer et à réfléchir.
      Ainsi, l’iconographie marginale que présentent ces manuscrits arrageois n’est que très rarement en lien direct avec les textes qu’elle entoure, mais cela n’a rien de surprenant puisque telle n’était pas sa vocation. En revanche, il est plus étonnant de constater combien cette iconographie entre en résonance non seulement avec les textes dans leurs particularités, mais encore avec leur tonalité et leurs implications. Il est intéressant d’observer l’image qu’elle renvoie de ceux qui produisent et lisent les textes, et, plus encore de la lecture, de l’écriture et de la textualité. Ce qui domine est l’impression d’invitations réitérées au lecteur à lire ou entendre le texte et particulièrement à en percevoir le plein retentissement. Par conséquent, on peut affirmer que, dans les manuscrits étudiés, l’iconographie marginale établit un pont entre le texte et son lecteur-auditeur-spectateur, rappelant à l’observateur moderne combien le texte et la lecture s’appuyait sur une perception totale et stimulait l’ensemble des sens pour faire surgir la senefiance, la signification profonde des œuvres.
      Il semble qu’un certain nombre d’images subissent une influence cistercienne ou, du moins, puissent parfaitement s’inscrire dans la conception de la vie spirituelle des disciples de saint Bernard. Il importait à ce dernier que chacun ait une juste connaissance et estime de soi. De même, du dialogue entre les textes et les images, il ressort que l’iconographie marginale est souvent destinée à aider le lecteur-spectateur à prendre la juste mesure et connaissance de la valeur des textes. L’image sert alors à estimer avec justesse les textes. De surcroît, j’ai à plusieurs reprises constaté l’ambivalence, l’aspect paradoxal ou l’ambiguïté de la signification de certaines images. Si l’on reprend l’exemple de l’allusion au clerc comme jongleur ou comme acrobate, le cœur de la question est le « problème délicat de "l’amour de soi-même" » [15], qui est toujours ambivalent, « qui peut être vice aussi bien que vertu » [16]. Or en est-il autrement pour l’amour du texte ou de l’image ? De l’amour de l’image pour le texte ? Cet amour est ambivalent, à la fois dérision, dénonciation, satire et humour, et mise en valeur, perpétuation et exaltation.

 

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[14] Voir image précédemment insérée.
[15] Jean Leclercq, art. cit., p. 392.
[16] Ibid., p. 392.