Le Lion et la Souris :
deux usages politiques de l’animal
dans les Fables de La Fontaine

- Michèle Rosellini
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      En contrepoint, il envisage dans Un animal dans la lune un usage non despotique du pouvoir et du savoir.
      Nous postulions qu’entre la dernière et la première fable la symétrie faisait sens. Nous pouvons maintenant constater qu’entre le roi animal et le roi humain la pratique du pouvoir s’inverse : le Lion mettait un faux savoir au service d’un exercice abusif du pouvoir ; ce roi-ci met son pouvoir au service de la vérité du savoir.
      Cette dernière fable propose un régime de lecture qui n’est plus allégorique, mais référentiel, cas très rare chez La Fontaine. Deux informations – l’Angleterre et le prénom Charles – suffisaient aux lecteurs de l’époque pour identifier le protagoniste de l’anecdote : le roi Charles II d’Angleterre. Celui-ci, lié un temps à Louis XIV par le mariage de sa sœur, Henriette d’Angleterre, avec Monsieur frère du roi, est décrit en monarque éclairé, protecteur des sciences et de la paix. Il a fondé la Royal Society de Londres, qui est une académie des sciences. C’est à ce titre qu’il intervient dans la fable. Un animal dans la lune est d’abord, en effet, une fable de la connaissance. Un long préambule envisage la question de la vérité ou de la fausseté des impressions sensibles, question héritée de la philosophie antique et débattue par les philosophes contemporains avec une énergie renouvelée parce que d’elle dépend la compréhension du processus de connaissance. Le fabuliste adopte la thèse de Malebranche : ce ne sont pas les sens qui nous trompent, c’est le jugement que nous portons sur leurs données qui peut nous induire en erreur :

 

La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.

 

      Une anecdote est alors convoquée à l’appui de cette thèse, déterminée par une référence secrète : le poème satirique écrit par Samuel Butler contre la Royal Society : The Elephant on the moon [6] . La Fontaine en reprend la substance et en modifie l’intention. Ce n’est pas précisément un éléphant que les astronomes voient apparaître au bout de leur lunette, mais une silhouette animale inconnue, dont la nouveauté est aussitôt interprétée comme un présage. L’accélération syntaxique et prosodique de la phrase suggère la précipitation du jugement collectif :

 

La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau ;
Et chacun de crier merveille :

 

Et l’unanimité superstitieuse transparaît dans le discours indirect libre :

 

Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N’en était point l’effet ?

 

Entre les hypothèses de la foule se glisse un élément de l’actualité immédiate : « la guerre entre tant de puissances » est celle qui, depuis 1672, oppose Louis XIV aux Provinces-unies et à leurs alliés, c’est-à-dire la moitié au moins de l’Europe. Charles II s’est retiré de l’alliance française à cause de l’hostilité de son peuple et a conclu en février 1674 une paix séparée avec les Pays-Bas. La fable a sans doute été écrite au moment où il offre sa médiation aux belligérants pour négocier la paix, qui sera finalement signée à Nimègue en 1676. Or la question de la guerre et de la paix ne reste pas à l’arrière-plan de l’anecdote, elle en devient le centre.
      La promptitude du roi à vérifier en personne la source de l’observation (« Le Monarque accourut ») fait du présage une affaire politique. Le « Monstre » qui lui apparaît « à son tour » n’est ici qu’une désignation ironique, entachée des préjugés de la foule, mais vouée à être dissipée par l’examen attentif des conditions d’observation. C’est l’instrument – et non l’objet – qui se révèle perturbé par un élément accidentel : « C’était une Souris cachée entre les verres ». L’enchaînement paratactique qui conduit à l’annulation libératrice du présage (« Dans la lunette était la source de ces guerres / On en rit ») souligne la clarté et la promptitude des déductions successives. Charles II est donc doublement l’auteur du triomphe de la rationalité sur la superstition, puisque, non content de « favorise[r] en Roi ces hautes connaissances », il pratique lui-même l’observation attentive qui fonde la méthode scientifique. En outre, il ne cède pas à la vanité, mais accepte de partager le rire de l’assistance, ce que signale tacitement la forme impersonnelle : « on en rit ».
      Ici le commentaire bifurque. Alors que la longue introduction de l’anecdote laissait attendre une conclusion d’ordre épistémologique, le fabuliste réoriente son commentaire sur des considérations politiques. La science n’est plus louée en soi mais comme un effet de la paix, qui est elle-même le résultat d’une bonne politique. L’adresse inopinée aux Anglais met la bifurcation logique au compte de l’émotion du conteur :

 

Peuple heureux, quand pourront les François
Se donner, comme vous, entiers à ces emplois ?

 

Celui-ci s’efforce de faire valoir la gloire comme un bien que possèdent en propre les Français à défaut du rire partagé des Anglais. Mais la pompe toute rhétorique de l’évocation des victoires de Louis – et de leur célébration par la poésie encomiastique dont ces vers même sont un échantillon (« Même les filles de Mémoire / Ne nous ont point quittés ») – sonne creux, et finalement la possession de la paix donne l’avantage aux Anglais :

 

La paix fait nos souhaits et non pas nos soupirs.
Charles en sait jouir.

 

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[6] Dans Samuel Butler, The poetical Works of Samuel Butler, from the texts of Dr. Grey and Mr. Thyer, with the life of author and notes, 1777. La Fontaine n’a sans doute pas eu l’occasion de lire ce poème mais il a pu avoir connaissance de l’histoire par ses correspondants à Londres, notamment Saint-Evremond et Jean-Paul de Barillon, seigneur d’Amoncourt, qui deviendra ambassadeur de France près du roi d’Angleterre Charles II en 1677.