Breton, Man Ray et l’imaginaire
photographique de la magie

- Anne Reverseau
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Fig. 4. A. Breton, « Le message automatique », 1933

Fig. 5. Man Ray, Elevage de poussières, 1920

      Pourtant, la structure du poème s’apparente à une révélation et peuvent se lire en filigrane les étapes du processus photographique, de l’exposition au « fixage ». Le procédé de la révélation en chambre noire comporte deux étapes : l’exposition puis la révélation du papier sensible. La lumière est au centre de la première étape tandis que l’élément liquide est au cœur de la seconde. La fin du poème est explicite : l’étape de la révélation par la plongée dans une solution liquide s’y lit facilement. Le vers 11, « Les tempes bleues et dures de la villa baignent dans la nuit qui décalque mes images », peut se comprendre comme la révélation d’une image dans un bain chimique. « La nuit qui décalque mes images » symboliserait alors l’obscurité de la chambre noire. Le vers est long et contraste avec le vers court précédent, ce qui lui donne un élan et une place symbolique dans le poème. « Décalquer » évoque la photographie en général, mais pourrait désigner ici plus spécifiquement le procédé du rayographe, car le verbe implique un contact direct.
      La phase de révélation évoquée à la fin du poème nous engage à lire le début du texte comme la phase d’exposition. Les vers 3 à 5 correspondent au moment où l’image laisse sa trace sur le papier sensible : l’« éclair » figure le rayon lumineux de la lampe et sa fulgurance évoque la brièveté du temps d’exposition. Le verbe « descend » (vers 4) désigne alors le mouvement vertical de la lumière vers le papier. Dans le poème, cette lumière descend « sur la bannière des ruines » et sur « le sable » qui est « une horloge phosphorescente » : la forme de l’horloge dessine le halo de lumière qui s’échappe de l’agrandisseur lors de l’exposition.
      Parallèlement à cette métaphore filée d’une révélation photographique, on repère dans le poème de Breton une thématique de la magie, voire de l’alchimie, qui va dans le même sens. La fin du texte est particulièrement énigmatique : « Le mal prend des forces tout près » pourrait signifier qu’il y a quelque chose de maléfique à « décalquer » des images. L’exiguïté de la chambre noire et l’obscurité dans laquelle elle est plongée font de la pratique du développement photographique une alchimie moderne. En effet, le cristal de roche, qui sert de matrice au premier vers, est depuis longtemps considéré comme magique et les « fantômes », que l’on fait revivre en fixant à jamais leur image, sont l’équivalent de l’ambition alchimique de la « panacée ». Mais le dernier vers, « Seulement voudra-t-il de nous », vient insinuer le doute dans le poème. « Tout paradis n’est pas perdu » évoque une rencontre mystérieuse : contact entre des objets et une surface sous l’action de la lumière (le rayographe), mais aussi séance médiumnique, plongée dans une nuit, dans une horloge ou dans une boule de cristal. N’oublions pas que c’est dans « Le message automatique » (1933), article que Man Ray illustre avec une « Boule de cristal des voyantes » (fig. 4), que Breton rapproche le plus l’écriture poétique du procédé photographique [14].
      Une atmosphère mystérieuse et occulte se met en place au début du poème, de façon sémantique : la « devise » et la « bannière » appartiennent à l’héraldique, le syntagme « coqs de roche » évoque un animal fabuleux, proche de l’univers du conte, et le « cristal », comme le « sable » du vers 5, sont des matériaux fortement connotés. Le vers « dressée aux approches et aux reculs célestes », qui se rapporte à la fois à la « femme » et à la « campagne », projette l’image de l’horloge dans une dimension cosmique. On remarque d’ailleurs que les vers 5 à 9 sont construits sur un élargissement progressif et circulaire : de l’horloge, aux bras d’une femme, puis du « refuge tournant dans la campagne » à la voûte céleste. La récurrence du motif du cercle renforce l’aspect ésotérique du poème.
      La compréhension de ce texte est rendue difficile par ses motifs et son imaginaire mystérieux, mais aussi, au niveau stylistique, par l’amenuisement des liens logiques et la multiplication d’images énigmatiques et de métaphores qui ne paraissent pas motivées, ou plutôt par la confusion systématique entre signifié et signifiant [15] : le « cristal », la « rosée », les « chevelures » ont-ils encore ici le statut de métaphores ? Une des façons de lire la poésie automatique et plus largement surréaliste, consiste à repérer des réseaux d’images, ici principalement nocturnes, liquides et capillaires. « Tout paradis n’est pas perdu » apparaît alors comme une vision quelque peu narrativisée d’une révélation dont l’enjeu serait la transparence et la transformation des propriétés de la matière : « Les coqs de roche passent dans le cristal » et « Le sable n’est plus qu’une horloge phosphorescente ». Marc Eigeldinger a montré, dans une analyse du mythe du paradis perdu, que l’enjeu de ce poème était la quête de la transparence, notion développée ensuite dans Arcane 17 et L’Amour Fou. Cette quête va de pair avec le désir surréaliste de remonter aux sources du langage et de retrouver ses secrets perdus : l’automatisme verbal cherche à « ressaisir le Verbe dans son Commencement, dans son émergence première et son mouvement inaugural » [16]. La quête de la transparence est une quête des origines qui appartient à la dimension ésotérique du poème. Le motif de l’alchimie est essentiel dans la théorie de l’automatisme et le premier texte estampillé « automatique », Les Champs magnétiques, est le fruit de la rencontre entre l’inconscient – ou l’imaginaire – de Breton et Soupault, comme une rencontre entre deux matériaux dans la théorie alchimiste. On retrouve l’idée de transparence dans l’acte photographique, en particulier dans le rayographe qui joue sur l’immédiateté d’une empreinte lumineuse obtenue selon le degré de transparence des objets que la lumière traverse.
      La dimension temporelle du poème va aussi dans le sens d’une lecture photographique, mais on est alors loin de la transparence et de l’immédiateté du rayographe. Ce qu’on appelle en photographie le « dispositif à deux temps » – le temps court de la prise de vue et le temps long de la révélation – rejoint en effet bien des aspects de l’écriture automatique telle qu’elle est pensée par le surréalisme. L’écriture mêle les deux temporalités : la rapidité du flux est pensée sur le mode de l’étincelle ou de l’éclair, mais l’écriture elle-même est un processus de révélation des latences de l’inconscient, un développement d’images déjà présentes. « Tout paradis n’est pas perdu » mêle à sa façon une durée et une instantanéité ou un temps fixe (l’horloge « qui dit minuit »). Le contraste entre la durée et l’instant est aussi redoublé dans ce poème par celui entre le fragile et le solide. La dureté de certains éléments (la roche, le cristal, les ruines) s’oppose à la fragilité, à la finesse et au caractère insaisissable de la rosée, du sable ou encore des « chevelures ».
      Clara Orban, dans une analyse stylistique précise de « Tout paradis n’est pas perdu », met l’accent sur la lumière et en particulier la réfraction : « refraction and fragmentation of light, of visual images through ideation, is a central metaphor in Breton’s poems » (la réfraction et la fragmentation de la lumière, des images et des concepts, est une métaphore centrale dans les poèmes de Breton) [17]. Elle relève dans cette perspective les nombreuses métaphores du temps dans le poème : le coq, l’horloge, le sable, la rosée, le cristal (de la montre) sont des éléments utilisés dans la mesure de l’écoulement du temps. Cette saturation temporelle a un sens poétique fort car les images sont présentées comme un produit du temps alors que le poème les rend éternelles : « Breton explicitly states that his images are products of time » (Breton déclare explicitement que ses images sont le produit du temps) [18]. Cette dialectique temporelle existe aussi dans la photographie, qui brasse deux imaginaires distincts : l’instantané et la durée (le temps d’exposition et le temps de révélation, la latence). De ces deux paradigmes photographiques, Breton retient le second, ce qui est rare dans la conception commune de la photographie, mais plus fréquent dans les imaginaires photographiques des poètes. Clara Orban ne mentionne pas la possibilité d’une lecture photographique du poème, mais il nous semble que son analyse de la métaphore temporelle peut la nourrir. Comme dans le Grand Verre (1915-1923) de Marcel Duchamp, que Breton comme Man Ray qui l’a photographié (fig. 5) connaissent bien [19], les éléments interagissent par juxtaposition et par transparence.

 

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[14] A. Breton, « Le message automatique », Minotaure, n° 3-4, 1933, pp. 55-65. On y lit par exemple : « Tout est écrit sur la page blanche, et ce sont de bien inutiles manières que font les écrivains pour quelque chose comme une révélation et un développement photographiques », p. 56.
[15] M. Riffaterre, « La Métaphore filée dans la poésie surréaliste » et « Incompatibilités sémantiques dans l’écriture automatique », La Production du texte, Paris, Seuil, 1979.
[16] M. Eigeldinger, Mythologie et Intertextualité, Genève, Slatkine, 1987, p. 252.
[17] C. Orban, The Culture of fragments. Words and Images in Futurism and Surrealism, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997. Le chapitre sur Clair de terre s’intitule précisément « Refracted words and images or the iconography of the prism », p. 105.
[18] Ibid., p. 107.
[19] La « Vue prise en aéroplane », photo de Man Ray représentant le Grand Verre, est publiée dans le n°5 de Littérature (octobre 1922). Plus tard, Breton publiera « Phare de la mariée », une analyse du Grand Verre, dans le n° 6 de Minotaure (hiver 1935, pp. 45-49).