La syncope ou le désir d’image
dans la bande dessinée

- Catherine Mao
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Fig. 6. F. Neaud, Journal (1), 1996, p. 52

Fig. 7. F. Neaud, Journal (1), 1996, p. 92

Transparence et opacité de la bande dessinée

 

      Pourtant, bien que la case noire, et surtout blanche, suspende la représentation, on ne voit pas rien. On voit du noir, du blanc, des bords, éventuellement quelques mots ou quelques taches. Une fois seulement dans l’œuvre, le dessinateur fait se suivre deux cases syncopées (fig. 6). Alors que Fabrice partage une journée de complicité avec Stéphane, il redoute déjà sa perte. Il ne cesse alors de le dessiner, de près ou de loin, comme pour retenir son reflet, jusqu’à ce que la case noire puis blanche ne vienne syncoper ce bonheur partagé, ne vienne empêcher le narrateur de voir l’aimé : « Je fixe ces moments où tu me souris encore… puisqu’il faudra bien te le dire un jour ! Et qu’un autre jour, las de l’entendre, tu ne souriras plus. Et alors, qu’adviendra-t-il de moi ?… Qu’adviendra-t-il de moi ? ». Le noir fait du blanc un élément visible. Le blanc pourtant devrait se faire oublier : comme le cadre, il fait partie des conditions de mise en visibilité. Ici, au contraire, ce que l’on doit rendre invisible – et qui est normalement la condition de possibilité de l’émergence d’une icône – est rendu visible par l’absence de l’icône. Puisqu’il ne permet plus de mettre en valeur une forme, le fond ne sert plus de fond : le fond est devenu « intransitif », « pur fond » ou surface. De même, le blanc – « couleur invisible en soi de l’air ou de l’eau », couleur invisible « que seule une couleur “autre”; » rend à la visibilité » [14] – n’est plus que surface. La case toute blanche ou toute noire rend la surface visible - visuelle dirait Georges Didi‑Huberman – et le plan palpable : elle donne à la planche de bande dessinée une texture. La case n’est plus qu’un lieu, vide ou plein, ou bien ni vide ni plein.
      De la sorte, la case syncopée dénonce le dispositif narratif. En ne s’effaçant pas devant ce qu’elle représente, elle se met en valeur elle-même : ainsi, elle se présente comme représentant quelque chose, et encore, compte tenu de la défaillance de la représentation, elle se contente de présenter. La case de bande dessinée n’a alors plus de profondeur : de transparente, elle est devenue opaque. On retrouve ici les catégories chères à Louis Marin de « transparence et opacité » de la représentation. Selon l’historien d’art,

 

toute représentation représente quelque chose, mais toute représentation se présente représentant quelque chose. La transparence transitive, mimétique, de la représentation – représenter quelque chose – s’articule à son opacité réflexive – se présenter [15].

 

      Marin nous donne notamment l’exemple du fond noir qui fait se détacher les figures dans la peinture Memento mori de Philippe de Champaigne :

 

Un fond noir. Soit, mais que représente ce fond noir ? Rien. (…) Mais si ce fond ne représente rien, il se présente en revanche comme rien ; il se présente non pas comme représentant quelque chose : il se présente. [16]

 

      C’est ici du travail de la figurabilité, entendue comme moyen d’une mise en scène, qu’il est question.
      De cette manière, la case syncopée met visuellement en valeur le squelette de la BD, sa forme mentale : de la planche ainsi trouée, le lecteur peut percevoir plus clairement le multicadre [17], la gestion de l’espace, la mise en page. Prenons pour exemple cette séquence dans laquelle des araignées submergent la planche, en engloutissant le personnage : c’est à naufrage – celui de Fabrice délaissé par Stéphane – que le lecteur assiste (fig. 7). La case syncopée – remplie de noir – met en lumière la mise en page pourtant régulière et discrète [18] de la planche. Si, comme on l’a vu, la syncope advient en tant que moment – moment de surprise et de fascination – dans une séquence où elle prend tout son sens, elle renvoie aussi au dispositif de la bande dessinée dans un mouvement atemporel. De cette manière, elle exacerbe une tension fondamentale à l’œuvre dans le neuvième art entre la séquence et la surface, ou entre ce que Pierre Fresnault-Deruelle appelle le linéaire et le tabulaire [19]. En ce sens, pourrait-on voir dans la pratique de la syncope une forme d’hommage à la bande dessinée ? En l’évidant et en incitant le regard à s’y noyer, la syncope fait de la case de BD un lieu dans lequel se manifestent le pouvoir de l’auteur et celui de la bande dessinée.

 

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[14] Louis Marin parle en ces termes de la peinture de Poussin, qui faisait du blanc une « couleur transcendantale », « couleur de la lumière » et « couleur du soleil si le soleil pouvait se peindre » (L. Marin, De la représentation, Paris, Seuil/Gallimard, « Hautes études », 1994, p. 366).
[15] L. Marin, L’Ecriture de soi, Op. Cit., p. 129.
[16] L. Marin, De la représentation, Op. Cit., p. 259.
[17] Thierry Groensteen invite à nommer « multicadre simple » la planche ou toute unité inférieure fédérant plusieurs vignettes, en opposition au « multicadre feuilleté » que serait le livre (T. Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. Cit., p. 39).
[18] Thierry Groensteen oppose mise en page discrète  – c’est-à-dire conventionnelle ou régulière – et mise en page ostentatoire (Ibid., pp. 107-119).
[19] « La BD tabulaire c’est, sans renier le récit (et pour cause !), la contestation de ce dernier par un recours à la composition formelle dans l’agencement des dessins. Si l’on préfère une certaine ambiguïté entretenue entre décor et décoration, perspective et platitude. » (P. Fresnault‑Deruelle, Récits et discours par la bande. Essai sur les comics, Paris, Hachette, 1977, p. 92).