René Char, Pour une lecture de
Recherche de la Base et du Sommet

- Marie Legret
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        Pourquoi parler de soi, surtout pour un poète qui a toujours proclamé son refus de l’autobiographie ? Les anecdotes sur la parcimonie avec laquelle Char accorde interviews ou entretiens sont légion ; il parle peu, même de son œuvre. Il explique que « sa biographie n’intéresse que lui. Sa vie publique, dit-il, est passée ; sa vie privée lui appartient » [11]. « Pourquoi me soucierais-je de l’histoire ? » [12] écrit-il au tout début du recueil. Mais le deuxième poème commence par les mots « je veux n’oublier jamais » [13]. Par ailleurs, Char dédie la première partie du recueil « Pauvreté et privilège » « à tous les désenchantés silencieux » dans le groupe desquels il s’inclut puisqu’il évoque « notre vie » [14]. Quelque chose doit être sauvé, et partagé : les dates du début du recueil indiquent que, exceptionnellement, Char reprend plusieurs textes déjà publiés ; en ce qui concerne les textes sur les peintres, ils ont été écrits à partir de 1947 [15]. Que faire partager, alors, au lecteur ? Tout ce qui a nourri son itinéraire poétique, son itinéraire d’homme regardant, d’être voyant. Le recueil sera donc une liste de peintres, liste présentée sans tableaux pour que le caractère d’énumération achevée mais pouvant toujours être continuée soit préservé. Regarder pour apprendre à voir de manière active : tel est le chemin parcouru, chemin qu’il propose ensuite au lecteur. Les textes reprendront donc l’ensemble des peintres qui ont compté dans la vie de Char, dans une forme à la fois poétique et critique.
      On remarque d’emblée des choix : pourtant connu par Char puisqu’il a créé un dessin à l’origine du poème « Le Requin et la mouette » et qu’ils ont figuré ensemble dans le numéro de 1949 de la revue Transition dirigée par le gendre de Matisse, Georges Duthuit [16], Matisse n’est pas cité. Certains peintres sont décrits par un texte, d’autres par plusieurs, le maximum étant de sept textes pour Georges Braque. L’ordre des textes est généralement alphabétique, sauf pour le début du recueil, puisque Braque figure avant Balthus, et la fin, où Max Ernst et Gauguin figurent après Szenes. Certains poèmes portent le nom du peintre auquel ils correspondent (« Pierre Charbonnier » [17] I et II), d’autres se présentent comme un dialogue (« Il nous a dotés » [18] sur Nicolas de Staël), d’autres comme une idée qui n’est qu’ensuite raccordée à un peintre précis (« Avènement de la ligne » [19] sur Miró). Aucun tableau n’est évoqué de manière explicite : si « nature morte avec pigeon » [20] est le titre d’un tableau de Braque, « Chaises et guéridons » [21], appliqué à Braque, correspond en fait à un dessin de Giacometti. Pas de structure évidente, donc, mais des « confidences voilées » sur les étapes importantes d’un itinéraire visuel.
      Une première hypothèse, sur l’absence des tableaux et l’impossibilité de savoir à quel tableau précis René Char fait allusion : la pudeur, la volonté de ne dévoiler que des parts choisies de son existence visuelle. L’expérience face à un tableau est une expérience unique, le poète peut y faire allusion mais non la partager de manière directe. Il la transformera donc en un contenu partageable, entre le concret et l’abstraction du concept. Le titre Recherche de la Base et du Sommet a quelque chose de presque mathématique en même temps qu’existentiel, la précision nourrissant ici la quête de repères essentiels : l’évocation des peintres sans les tableaux serait donc une tentative de théorisation d’une sensation individuelle. Peu de repères temporels, à part la date de 1961 concernant le texte de Miró [22], beaucoup de présent et d’imparfait de l’indicatif : nous avons les dates de publication des textes, mais sans indication quant à leur déroulement chronologique. Cette évocation viserait donc à préserver une part d’individualité, puisque l’expérience du regard peut et doit être menée par un être humain singulier, mais en gommerait l’aspect circonstanciel, accidentel. « Mon corps visible compte au monde visible, en fait partie, et c’est pourquoi je peux le diriger dans le visible » [23], écrit Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit : un corps voit, mais rend son expérience la plus universelle possible afin qu’elle soit partageable. On passe de l’image au langage afin de préserver cette universalité.
      Char est un homme du texte : les titres « pauvreté et privilège » et « l’âge cassant », qui encadrent « Alliés substantiels » [24], montrent à quel point il considère cela à la fois comme une force et comme une faiblesse. Certes Edmond Nogacki rappelle qu’il ne faut pas considérer comme hermétiquement fermé à Char le monde de la peinture : Char peintre, dit-il, est l’aboutissement de Char poète et écrivain [25]. Toutefois, l’œuvre textuelle reste majoritaire, et même les galets peints et les poèmes enluminés s’articulent autour des mots écrits : disons que Char reste avant tout un homme du texte. Les tableaux ne seront donc pas présents dans l’édition qui fait la synthèse de l’existence artistique de Char : ils ont chacun été un moment qui a contribué à former l’individualité de Char, mais de même que l’individualité de chaque peintre l’a enrichi, il préserve son individualité afin de montrer sa richesse propre. Le titre du dernier fragment du recueil sera donc « Nouvelles-Hébrides, Nouvelle-Guinée » et non pas « Paul Gauguin » [26], comme si Char voulait privilégier ce que le peintre lui a apporté et non l’aspect privé et donc accidentel d’une relation. Le « nous » final représenterait de ce fait la communauté des artistes en recherche, chacun dans une trajectoire qui lui est propre : chemins individuels qui peuvent être parallèles ou s’entrecroiser temporairement afin de constituer les « paroles d’océan » qui entourent les dieux, groupe des efforts et des tentatives humaines qui atteignent par la Beauté au divin, qui n’est pas personnel. L’absence des tableaux et le passage à une forme d’universalité serait un moyen de montrer les différentes strates composées par les tableaux dans la vie de Char. Les tableaux seraient des miroirs où Char puis le lecteur pourraient se voir : le « laissons-lui » [27] du premier texte sur Braque réunit auteur et lecteur dans la même admiration silencieuse du peintre. Les tableaux servent à mieux se connaître, ils sont les étapes de la formation d’un regard individuel : on les évoquera donc en tant qu’ils ont constitué ce regard comme dans « Avènement de la ligne » [28], titre qui dit à la fois une vision silencieuse, puis un regard sur, devenant actif, pour aboutir à une interprétation. Beaufret définit poètes et philosophes comme des « chercheurs de site » [29] : or, dit Bonnefoy, l’image absolutisée ne produirait qu’un dangereux mirage, une « impression de réalité » produite par des mots ou des objets « détournés de l’incarnation ». Les tableaux ne doivent pas être un « arrière-lieu » [30] mais servir à la constitution d’un lieu propre : ils ne peuvent être un refuge définitif, mais seulement des étapes, des jalons, non pas un « pont » mais une « eau qui se laisse traverser », couleur et transparence vers autre chose, comme le dit Char à propos de Braque [31].

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[11] Pour ne pas trahir ce qui nous semble être l’esprit du recueil de Char, nous ne ferons pas figurer de tableaux dans le corps de l’article, dans la mesure où cela reviendrait à opérer des choix arbitraires et à « figer » ce que René Char a selon nous justement voulu préserver ouvert ; nous indiquerons en revanche quelques liens permettant de consulter les tableaux les plus importants.
[12] R. Char, « Certains jours, il ne faut pas craindre… », Op. Cit., p. 631.
[13] R. Char, « Deuxième billet » Op. Cit., p. 633.
[14] R. Char, « Dédicace », Op. Cit., p. 629.
[15] Jocelyne François, préface pour Voisinages de René Char, Rodez, Musée des Beaux-Arts Denys-Puech, 2001, p. 9.
[16] Jocelyne François, Op. Cit., p. 10.
[17] R. Char, « Pierre Charbonnier » I et II, Op. Cit., p. 684.
[18] R. Char, « Il nous a dotés », Op. Cit., p. 702.
[19] R. Char, « Flux de l’aimant », « Avènement de la ligne », Op. Cit., p. 694.
[20] R. Char, « Nature morte au pigeon », Op. Cit., p. 677.
[21] R. Char, « Guéridon et chaises », Op. Cit., p. 677.
[22] R. Char, « Dansez, montagnes », Op. Cit., p. 691.
[23] M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 17.
[24] R. Char, «Alliés substantiels », « Pauvreté et privilège », « L’Age cassant », Op. Cit., pp. 629, 671, 795.
[25] E. Nogacki, René Char. Orion pigmenté d’infini ou de l’écriture à la peinture, Presses Universitaires de Valenciennes, 1992, p. 253.
[26] R. Char, « Nouvelles-Hébrides, Nouvelle-Guinée », Op. Cit., p. 707.
[27] R. Char, « En vue de Georges Braque », Op. Cit., p. 673.
[28] R. Char, « Flux de l’aimant », « Avènement de la ligne », Op. Cit., p. 694.
[29] J. Beaufret, Entretien sous le marronnier, dans René Char, Œuvres complètes, éd. cit., p. 1169.
[30] Y. Bonnefoy, L’Arrière-pays, Paris, NRF, « Poésie Gallimard », 2005.
[31] R. Char, « Sous la verrière », Op. Cit., p. 674.