« Conment Merlin se mua en guise de cerf » :
écrire et représenter la métamorphose animale
dans les manuscrits enluminés de la
Suite Vulgate.

- Irène Fabry-Tehranchi
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De métamorphoses en travestissements, subversion et purgation

 

      La cour romaine est un monde à l’envers où règne le désordre puisque l’empereur lui-même est déshonoré par la conduite de sa femme qui se fait accompagner d’hommes déguisés en femmes tandis que lui-même à son insu, a pour bras droit une jeune fille.
      Comme par mimétisme, l’intervention clarificatrice de Merlin ne se fait que progressivement et indirectement, par le biais de transformations successives en cerf et en homme sauvage où ses apparences trompeuses guident néanmoins l’empereur et son entourage vers le dévoilement de la vérité. Le désordre qui entoure l’intervention de Merlin semble donc comme une étape nécessaire dans un parcours qui commence par l’interprétation du rêve de l’empereur mais va au-delà. Expliquer le songe, c’est hâter le châtiment de l’impératrice qui était préfiguré dans la vision de Julius à travers l’image du bûcher où brûlent la truie couronnée et ses dix louveteaux (figure de ses amants). Or le recours au personnage de Grisandole dont l’activité va paraître au grand jour, du fait des machinations de Merlin, montre comment le déguisement temporaire peut paradoxalement remédier à la dissimulation en faisant ressortir la véritable identité de celui qui se masque. L’excès et le surplus qui mènent du travestissement à la métamorphose animale permettent de renverser la situation et jouent un rôle purgatif. Comme le souligne Anne Berthelot, la métamorphose de Merlin, moins troublante que sa transformation suivante en homme sauvage, n’est finalement qu’une péripétie secondaire dans l’histoire de Grisandole où le véritable scandale est celui du travestissement. La métamorphose animale, « métonymie de l’altérité » de Merlin dans le texte, masque et révèle « un disfonctionnement infiniment plus grave, dont le lecteur est détourné par ce leurre séduisant et spectaculaire, mais dont il peut a contrario rechercher la trace derrière l’imagerie d’une merveille superficielle » [32].
      L’obstination de Grisandole est aussi emblématique d’une persévérance qui la rend apte à mener à bien sa quête de la vérité. Ainsi, Merlin, sous les traits du cerf, se moque de son obstination mais lui explique néanmoins la manière dont elle peut capturer l’homme sauvage qui, en marge des hommes, échappe au système de pensée du monde commun. Merlin décrit ainsi la poursuite de la jeune femme en se situant lui-même du côté du désordre et de la marginalité : « Avenable, tu chaces la folie ». La détermination de la jeune fille lui permet pourtant de dissiper les mystères qui gravitent autour du couple royal. Elle devient un instrument de correction des déviations de la cour romaine, alors qu’elle-même, par le travestissement et la dissimulation auxquels elle a été contrainte, incarnait les conséquences de cette folie à l’œuvre à cette cour. Le rétablissement d’une apparence correspondant à l’être est donc le point d’une résolution de l’épisode qui s’effectue en deux temps. La révélation de l’identité d’Avenable et des fausses suivantes de l’impératrice précède l’identification différée de Merlin derrière les figures du cerf et de l’homme sauvage. Or c’est la double transformation de Merlin et les révélations progressives qu’il fait sur lui-même et sur l’entourage de l’empereur, qui permettent le rétablissement de l’ordre moral, politique et sexuel. Après la découverte de sa supercherie, l’impératrice est immédiatement châtiée, tandis que prend fin le travestissement forcé de Grisandole, rétablie dans son identité de femme : sa famille est réhabilitée, et elle est personnellement récompensée pour ses loyaux services par son mariage avec l’empereur. La manipulation de l’image se prête donc aussi bien au déguisement de la vérité qu’à sa révélation décalée.

       Représenter le processus de la métamorphose est une entreprise délicate : celle-ci est « difficile à saisir hors des instantanés qui la figent », car elle est « la représentation visuelle d’un paradoxe, l’intervalle entre une forme et un autre, un moment de passage » [33]. Les artistes du Merlin ont donc plutôt montré le héros une fois sa transformation accomplie. Faire comprendre l’identité de l’animal passe alors par le recours au texte ou aux rubriques et à des mises en scènes qui soulignent le caractère extraordinaire de l’épisode dans la confrontation entre le cerf et l’empereur romain. Elles insistent sur le désordre qu’il introduit dans la ville de Rome et dans le palais. Le choix et la représentation de ce passage témoignent néanmoins d’une assez grande variété. Il n’y a qu’une seule transformation de Merlin en animal dans le roman : l’image du cerf constitue un repère dans le récit, ce qui peut expliquer son succès. Permettant d’identifier l’épisode romain, la miniature lui sert d’emblème : ce passage spectaculaire et dramatique stimule l’imagination du lecteur et inspire l’enlumineur qui a pu utiliser des représentations préexistantes, recourir à des modèles sûrs et à une technique éprouvée.
      Du point de vue narratif, la métamorphose en cerf de Merlin, ludique et pittoresque, complexifie notablement l’intrigue d’un épisode situé en marge de l’action principale de la Suite Vulgate du Merlin. Elle permet néanmoins d’interroger la nature ambiguë de Merlin tout en approfondissant le questionnement sur la fiabilité des apparences, dans un univers où la question identitaire joue un rôle central. La métamorphose s’articule alors avec d’autres formes de transformations que sont le déguisement et le travestissement. En effet, elle n’affecte que l’aspect extérieur du personnage et entachée de soupçon, semble nécessairement temporaire, vouée à l’annulation, au dévoilement. La forme et l’intention dissimulatrice de ces transformations s’avèrent particulièrement révélatrices. Elles suscitent des entreprises heuristiques qui placent la quête du sens au cœur des préoccupations narratives. La métamorphose et le travestissement résonnent ainsi dans le récit avec d’autres formes figurées et opaques de révélation que sont l’image onirique ou l’énoncé prophétique.

 

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[32] A. Berthelot. art. cit., p. 41.
[33] A. Pairet, Op. Cit. p. 15 et ss.