William Burroughs et le cut-up,
libérer les « hordes de mots »

- Benoît Delaune
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Fig. 3.

      Par le biais de cette pratique de découpage, une sorte de grille est apposée sur le texte, venant perturber son ordre et sa cohérence première. La fragmentation opérée ensuite par la redistribution sur la page des fragments dans un ordre différent ne s’accomplit pas sans stigmates. Par la présence de mots incomplets, de scories, par l’éclatement de la syntaxe, le texte laisse voir à la lecture les plaies consécutives à l’opération qu’il a subie. La marque du résultat obtenu réside donc dans la violence opérée contre le texte originel. On peut dire que la figure de la grille, explicite lors du découpage, apparaît en creux dans le texte : un squelette, une image fugitive de cette grille de découpage est visible dans les dérapages et les ruptures.
      Bien sûr, ce découpage n’est pas aussi visible que pour, par exemple, certains poèmes-collages d’André Breton qui intègrent les marques des typographies des textes originels (fig. 3). Dans la Trilogiede Burroughs, éditée de façon conventionnelle, se produit une sorte d’homogénéisation graphique du texte, dans sa mise en page et sa typographie : le texte est « lissé » par la saisie, plus rien ne subsiste du manuscrit-tapuscrit originel. Mais des stigmates sont visibles dans l’apparition à certains endroits de blocs de texte, où des phrases courtes sont entrecoupées de trois points ou de longs tirets, suivis de mots qui très souvent n’ont pas de majuscules. Ces blocs de texte sont surtout repérables dans The Soft Machine. Mais, en règle générale, nous pouvons affirmer que la marque apposée sur le texte, lors de la sélection et du découpage, est ensuite la plus visible au niveau du signifié, et beaucoup moins en terme de signifiant. Chaque livre est découpé en chapitres ou sections ; des personnages, une histoire, sont mis en place pour chaque section, des descriptions, une chronologie apparaissent. Les passages cut-up se remarquent à la lecture, par des agrégats de mots surprenants :

 

There is a boy sitting like your body. I see he is a hook. I drape myself over him from the pool hall. Draped myself over his cafeteria and his shorts dissolved in strata of subways…and all house flesh…toward the booth…down opposite me…The Man I Italian tailor…I know bread. “Me a good buy on H.”
Il y a un garçon assis comme ton corps. Je vois qu’il est un croc [« hook », signifie également un ou une prostituée en langue familière]. Je me drape sur lui de la salle de billard. Me suis drapé sur toute sa cafétéria et son caleçon s’est dissous dans les strates du métro…et toutes les chambres-chairs… Vers ma banquette… en face de moi… Le Fourgueur Je tailleur rital… Je connais le fric. « Moi un bon prix sur l’héro » [14].

 

Bien évidemment, la compréhension du procédé suppose un lecteur au courant de la technique du cut-up : un lecteur ignorant de cette pratique sentira que quelque chose lui échappe dans ce discours rempli de ruptures, sans pour autant réaliser que celles-ci résultent d’un découpage-remontage du texte.
      La présence dans le texte, explicite comme implicite, de la forme géométrique de la grille, s’inscrit dans une perspective résolument moderniste. Comme le note Rosalind Krauss,

 

la grille se pose en emblème de la modernité précisément en ceci qu’elle est la forme omniprésente dans l’art de notre siècle (une forme qui n’apparaît nulle part, absolument nulle part, dans l’art du siècle précédent) [15].

 

La grille est la figure d’une rupture opérée entre le réel et la surface peinte. Bien plus, selon Rosalind Krauss, pour la peinture, « la grille affirme l’autonomie de l’art : bidimensionnelle, géométrique, ordonnée, elle est antinaturelle, antimimétique et s’oppose au réel » [16].
      La surface peinte, par exemple par Jasper Johns ou Mondrian, n’a alors plus à figurer une représentation du réel, « si elle projette quelque chose, c’est bien la surface de la peinture elle-même » [17]. Ce que Rosalind Krauss développe s’applique sans grande difficulté à l’écriture de William Burroughs. En effet, en détournant la citation, on pourrait dire que la grille opérée par le découpage des textes-sources « affirme l’autonomie de [l’écriture] ». La fonction du texte n’est plus uniquement de raconter une histoire selon les critères inhérents aux formes littéraires narratives, aussi la langue ne « projette »-t-elle plus autre chose que « la surface de [l’écriture] elle-même », c’est-à-dire son aspect hétérotopique. L’écriture de William Burroughs est avant tout l’expression d’une langue qui se déploie au fil des textes et qui au bout du compte dévore, visuellement, le texte, souligne un espace qui conteste les critères de l’écriture de fiction pour en fin de compte désigner d’autres lieux.
      Par le côté graphique du cut-up, c’est-à-dire la marque de l’opération apposée sur le texte, visible au niveau des ruptures dans les chaînes de significations et des allotopies, se déroule une forme de procès de la narration et de l’univers fictionnel. La grille, dans les arts plastiques comme pour le cut-up, est le signe d’une disposition mécanique et prédéterminée de la surface occupée. Comme le note justement Rosalind Krauss, l’intérêt de la grille réside en ce que « l’entière régularité de son organisation est le résultat, non de l’imitation, mais d’un décret esthétique [18] ». Dans le cas du cut-up, le texte passe à travers un filtre, un filet dont le maillage, procédé purement mécanique, est décidé par l’auteur. Plus encore, pour Rosalind Krauss, la grille est un rempart des arts visuels « contre l’intrusion de la parole [19] ». De la même manière, le cut-up peut être vu comme un moyen de remettre en cause la narration traditionnelle par la fabrication d’une langue qui, par sa particularité et son aspect monstrueux, protège le texte contre une incursion de critères narratifs traditionnels. Le cut-up pourrait alors être le moyen de se protéger contre l’intrusion de l’illusion référentielle, telle que cette dernière serait définie par des critères académiques d’écriture narrative.
      Ainsi, tout au long de la Trilogieestmise en place une histoire mouvante, mélangeant les genres de la science-fiction et du roman policier. Très souvent le récit se fait au passé, des lieux, personnages apparaissent : l’agent K9, l’inspecteur Lee, la Racaille Nova etc. Il est question, tout au long des trois livres, de luttes de domination d’une faction sur une autre ; la Trilogie intègre également une réflexion constante sur la sujétion aux stupéfiants, et projette cette dernière sur la « Réalité » qui serait elle aussi une drogue. Nous sommes donc face à un récit qui, somme toute, montre des éléments de stabilité et correspond en partie aux attentes de l’écriture de fiction. L’intrusion subite de fragments cut-up est alors le moyen de casser l’illusion référentielle, dans un effet de métalepse que j’ai longuement étudié par ailleurs [20].

 

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[14] The Soft Machine, Op. Cit., p. 7. Je traduis pour la version française.
[15] R. Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. de l’anglais par J.-P. Criqui, Paris, Macula, « Formes », 1993, p. 94 (chapitre « Grilles »).
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Rosalind Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Op. Cit., p. 94.
[19] Ibid., p. 93.
[20] Benoît Delaune, « Texte itératif et stéréotypes chez William Burroughs : de l’intertextualité à l’autostéréotypie », art. cit. ; « La métalepse filmique, de la transgression narrative à l’effet comique », Poétique n° 154, premier trimestre 2008, pp. 147-160 ; « Le discours métamusical et la métalepse à partir de Frank Zappa », Musurgia, revue trimestrielle d’analyse et de théorie musicale, vol XIV/1, Paris, 2007, pp. 55-78.