Spider de David Cronenberg. La lettre,
enjeu majeur de la structure narrative

- Hélène Sempéré
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Fig. 1. David Cronenberg, Spider, 2002,
1h38, couleur, Canada,
Spider Productions Limited / Spider Films Limited,
0 : 23 : 09

Fig. 2. David Cronenberg, Spider, 2002, 0 : 23 : 17

Fig. 3. David Cronenberg, Spider, 2002, 0 : 23 : 38

Le film de David Cronenberg, Spider, réalisé en 2002, relate l’histoire d’un personnage qui, sorti d’un asile, tente de retracer les évènements de son enfance qui l’ont mené à la pension où il vit désormais. Pour cela, tout au long du film, il note les souvenirs lui revenant çà et là, dans un petit carnet. C’est autour des mots, et plus précisément des lettres – en tant que caractères – ainsi écrites que s’articulent deux enjeux relatifs à la narration très particulière du film. La dimension purement graphique de la lettre détermine le statut des images et permet au personnage de Spider de prendre le spectateur dans la toile de sa manipulation pathologique. Les caractéristiques propres à cette lettre lui donnent une autre fonction que celle dans laquelle elle s’inscrit habituellement. La lisibilité, à laquelle la logique voudrait qu’elle se destine, n’est pas assurée ici : la logique narrative est remise en cause et permet certaines transgressions temporelles qu’une figure narrative telle que la métalepse caractérise assez clairement.

Le film de Cronenberg met en jeux deux niveaux narratifs alternant constamment. Le premier, qui constitue la diégèse [1], se situe dans un monde que nous appellerons actuel [2] : Spider-adulte loge dans une pension tenue par Mrs. Wilkinson, il revient sur les lieux de son enfance et tente de noter ses souvenirs dans un carnet caché dans sa chambre. Le deuxième niveau narratif est celui – virtuel [3] –, présenté comme le passé dont Spider tente de se souvenir, et qu’il a l’étrange capacité de « visiter » à sa guise à partir du présent. Il relève d’un monde métadiégétique [4].

Dans la première séquence illustrant le passage du monde diégétique au monde métadiégétique du souvenir [5], Spider retrouve le carnet qu’il a caché sous la moquette (fig. 1). Accoudé à une vieille commode, il l’ouvre et cherche une information dans les pages précédentes (fig. 2). Revenant à la dernière page manuscrite, il commence à écrire là où un texte déjà écrit s’arrêtait. Son ombre portée sur le mur, les lampes de la chambre éteintes et la forte lumière provenant du côté gauche du champ situent l’action en plein jour [6].

Dans le plan suivant, séparé du précédent par une rupture nette et rapide de lieux et de temps, Spider se trouve sur un chemin longeant des maisons, de nuit (fig. 3). Il s’arrête devant la fenêtre de l’une d’entre elles, dans laquelle se trouvent une mère et son enfant. Alors qu’il les regarde et les écoute, il se met à devancer de quelques instants les propos du petit garçon, en les murmurant comme s’il connaissait déjà le déroulement de la scène. Le film nous apprendra par la suite que cette scène correspond à un souvenir de son enfance que le personnage adulte revit.

La caméra, par une transition de nature identique à la précédente, nous ramène alors à la diégèse, dans la chambre de la pension [7]. Spider note toujours ses souvenirs puis s’arrête, la tête légèrement détournée du carnet, le regard dans le vague, avant que ne reprennent les images de la métadiégèse. Le film se poursuit dans un mouvement constant d’aller-retour entre les deux mondes.

Cet enchaînement de séquences nous intéresse car il suggère une correspondance immédiate et directe entre les plans illustrant l’écriture dans le carnet par Spider – que l’on rattache au récit de ses souvenirs – et les images qui leur font suite immédiatement – qui semblent être une représentation visuelle du contenu de ce récit à l’écran. Lors du passage d’un niveau à un autre, le montage-cut associe nos deux niveaux narratifs dans une relation de contiguïté. Ils se trouvent pourtant distincts du point de vue de l’espace et du temps : les différences de lumière, simulant dans la première séquence le jour et dans la seconde la nuit, les distinguent bien. Aucune relation de continuité temporelle ne les lie ensemble.

C’est la mise en scène qui établit le lien unissant ces deux mondes. La capacité surprenante à précéder les paroles de l’enfant dont Spider fait preuve au cours de son souvenir et son mouvement de tête conventionnel, regardant littéralement derrière lui, illustre de manière quasi physique son retour mental dans le passé. Il définit ainsi la hiérarchie qui sépare le niveau diégétique auquel il appartient, de celui métadiégétique qu’il désigne du regard. Cette posture, couramment utilisée par la mise en scène pour exprimer l’acte de remémoration, vient confirmer que le texte écrit correspond bien à la transcription d’un souvenir et que les images qu’on nous donne à voir sontgénéréesparcet acte d’écriture.

 

>suite

[1] G. Genette, « Discours du récit », Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 239.
[2] G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968. Pour Deleuze, la part d’actuel et de virtuel d’une image définit son rapport au temps.
[3] Pour Deleuze, la notion de virtuel s’oppose – et est corrélative – à celle d’actuel.
[4] G. Genette, Figures III, Op. cit, p. 239.
[5] 00 : 23 : 19
[6] Dans la séquence, la lumière est diffuse, la lampe de la chambre n’est pas allumée.
[7] 00 : 27 : 48