La lettre dans les livres de dialogue
de Guillevic, un iconotexte au régime singulier

- Pierre Gérard-Fouché
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Fig. 6. Guillevic, Jean Dubuffet, Les murs, 1950

Fig. 7. Guillevic, Julius Baltazar, Se dénuager, 1989

Le dessin de la lettre, à lui seul, harmonise l’architecture du livre tout entier et permet la rencontre entre l’image plastique et l’image poétique. Morsure de l’acide, morsure de chacune des arêtes de la lettre, opposées à la fluidité de la courbe, à celle des arrondis, à celle du mouvement qui emporte les deux corps. La lettre réconcilie le texte et son image. Dans une dynamique assez proche, il est intéressant de nous arrêter quelques instants sur la typographie étonnante de Joseph Zichieri pour Les Murs. Alors que les poèmes sont confiés à Dubuffet en 1945, le livre ne paraît qu’en 1950, après une suite de rebondissements tant personnels qu’éditoriaux absolument invraisemblables. Ce qui caractérise réellement cet ouvrage, outre la typographie, c’est ce que Françoise Nicol avait remarqué lors d’un précédent colloque consacré à Guillevic : « les deux artistes semblent marcher d’un même pas régulier » [18]. L’ouvrage (fig. 6) est composé de douze sections alternant successivement une double page numérotée suivie du poème sur la page de gauche et la gravure sur celle de droite, sur la belle page selon l’appellation courante. Dubuffet a donc composé puis disposé douze gravures sans réelle connivence avec le texte qu’elles accompagnent pourtant, complétées par deux gravures en ouverture puis clôture de l’ouvrage, l’une à gauche de la page de titre et la dernière précédant le colophon. De fait, il n’est pas question de tenter une quelconque analyse page après page entre les motifs des lithographies de Dubuffet et les poèmes de Guillevic, en ceci qu’il s’agit davantage d’une variation tragique (et parfois comique) autour du motif du mur. Le véritable fil d’Ariane, ténu, qui autorise l’analyse conjointe des images et des textes, réside dans la seule typographie. Pourquoi avoir choisi la Normande ? Précisément en raison de ses excès. Le cadratin de chacun des caractères est littéralement saturé d’encre, ce qui donne l’impression que chaque lettre est un moellon, de ceux que l’on remarque si souvent sur les murs des arrière-cours des immeubles, impression renforcée par le léger gaufrage du papier qui semble marteler chacune d’entre elles dans le ciment de la page. Par conséquent, de la même manière que Dubuffet a pris soin de représenter dans ses gravures des murs qui surabondent, Joseph Zichieri a réussi à faire de chacun des poèmes un mur à part entière. Alors que Dubuffet occupe toute la page, saturant l’espace qui lui est imparti, la typographie tend à rééquilibrer l’ensemble en proposant une police très grasse, faisant de chaque lettre un constituant saturé de matière et autonome graphiquement. La sous-représentation des barres et des épis ne favorise pas la fluidité de la lecture, mais insiste sur l’aspect clos du caractère, comme cimenté par le blanc de la page. Ainsi, quand on examine le mur de Jean Dubuffet sur cette gravure, on peut constater qu’il se rapproche à s’y méprendre du texte qui lui fait face, figurant presque l’aspect visuel du poème en regard. Ces moellons lithographiés sont autant de caractères du poème, comme le serait une grille dans laquelle le typographe aurait disposé ses caractères de plomb. La lettre est donc le seul lieu où la rencontre se fait, où elle a l’opportunité de se faire, ce qui est un exemple frappant de sa plasticité et de sa bipolarité : texte et image simultanément, et plus encore, d’une manière autonome.

Malgré l’intérêt tout particulier qu’ils présentent, ces ouvrages font la part belle au dessin de la lettre quand d’autres se fondent uniquement sur l’écriture manuscrite du poète — rappelons-nous que les poèmes confiés étaient inédits et, par conséquent, écrits de la main même du poète. Force est de constater alors la formidable fascination pour la graphie si particulière de Guillevic, comme si elle était indissociable du poème qu’elle transcrit sur le blanc de la page, si bien qu’au cœur de ces ouvrages, c’est Guillevic lui-même qui a retranscrit son texte. Une telle différence d’approches pourtant concordantes ne peut que faire naître le sentiment selon lequel, loin de permettre la seule reproductibilité d’un texte à grande échelle, la typographie et peut-être plus encore la graphie font sens en ce qu’elles permettent de faire coïncider ce que nous pourrions appeler « l’essence de la lettre », c’est-à-dire son caractère vectoriel, avec une image de cette même lettre. C’est à ce titre que le travail de Julius Baltazar se révèle particulièrement pertinent, notamment dans Se dénuager [19] (fig. 7), réalisé en 1990 par l’artiste dans sa maison-atelier de la banlieue parisienne. Ce livre, dont seuls trois exemplaires existent, se compose d’un lavis bleuté à l’aquarelle que rehaussent l’encre de chine et le crayon arlequin que l’artiste affectionne tant. A partir d’un poème confié par Guillevic, Julius Baltazar a conçu un ouvrage à la technique mixte, qu’est venu parachever ensuite l’écriture manuscrite de ce même poème. En somme : du poème, au poème. L’écho et le dialogue qui se tissent entre l’écriture de Guillevic et le travail du peintre dans cet ouvrage étonnent à plus d’un titre. Il convient de remarquer la proximité des segments de Julius Baltazar basculant soudain en une courbe improbable, avec l’écriture de Guillevic. Un écho se crée, une correspondance entre le poème et l’image dans laquelle il s’inscrit, ce qui est d’ailleurs déterminant. En choisissant de recouvrir de couleur l’ensemble des feuillets, c’est-à-dire en s’appropriant littéralement tout l’espace offert par le livre, Julius Baltazar inclut l’écriture de Guillevic dans sa composition, écriture qui se positionne ainsi à la limite du textuel et de l’iconique, sans que de ces deux composantes intrinsèques de la lettre ne prenne l’ascendant l’une sur l’autre. La dimension graphique s’en trouve renforcée, et presque légitimée par sa présence au cœur de l’image. De sorte que le poète a saisi cette nouvelle dimension apportée à son écriture, puisqu’il a écrit son poème non pas en fonction du pli central comme il est d’usage, ce qui aurait impliqué de lire en premier la page de gauche puis celle de droite, mais au regard de la composition qu’instaure le blanc parcouru par l’encre de chine et le crayon arlequin. Par conséquent, le feuillet est divisé horizontalement et le poème se lit donc depuis la partie supérieure jusqu’au chevauchement de cette séparation. C’est d’ailleurs dans le texte que l’on peut trouver une interprétation à cette disposition étonnante :

 

« On ne peut pas dire
Que l’on voit
Voler les nuages,

On les voit plutôt
Se traîner
Hésitants,
Ne sachant ni qui, ni quoi,

Ni où ils vont,
Ni ce qu’ils deviendront,
Pas même ce qu’ils sont. » [20]

 

De la même manière que la lecture devient ici incertaine, ces nuages « hésitent, ne sachant (…) où ils vont ». L’écriture de Guillevic, tant dans sa graphie que dans sa disposition sur la page, épouse donc à la fois l’œuvre plastique de Baltazar et le sens même du poème, dans un subtil jeu d’échos où le peintre et le poète se répondent tantôt sur le sens du texte, tantôt sur la plasticité de l’écriture et des images qui se télescopent ici.

 

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[18] Françoise Nicol, « Des livres illustrés de Guillevic », Guillevic : la passion du monde, Angers, Presses universitaires d’Angers, 2003, p. 177.
[19] Guillevic, Julius Baltazar, Se dénuager, Vitry-sur-Seine, par l’artiste, 1990.
[20] Guillevic, « Se dénuager », Relier, Paris, Gallimard, 2007, p. 464.