Cartes et plans dans un cycle
contemporain de fantasy

- Maïa Peyré
_______________________________
pages 1 2 3 4 5

Rôle du paratexte

 

       Une autre caractéristique du genre fantasy, et de tous les genres paralittéraires, est la grande place généralement accordée au paratexte. Les indices paratextuels des romans de fantasy ont deux fonctions essentielles. La première est d’ancrer les ouvrages dans le genre et de fournir aux lecteurs potentiels les signes qui lui permettront de décoder l’inscription générique d’un ouvrage. Ces signes font essentiellement partie de la présentation extérieure : collection, couverture illustrée, annonce de l’appartenance à un cycle ou une série [6].
       On peut donc parler d’un ensemble de signes paratextuels généralement extérieurs (couverture, titre, annonce des autres titres de la série.) qui signalent ainsi l’appartenance générique d’un ouvrage : ils constituent « une sorte de code, disposé à la lisière du roman, [qui] rassemble toutes les informations relatives à son état civil et anticipe le récit dont il renforce la valeur marchande » [7].
       D’autre part, le paratexte de nombreux ouvrages de fantasy est également composé d’éléments qui présentent le monde imaginaire de l’œuvre et lui permettent d’avoir une certaine cohérence. Dans ce paratexte que certains auteurs qualifient de ludique, on trouve bien sûr les cartes et les plans, mais aussi d’autres éléments tels que des généalogies, des lexiques, des glossaires de langues imaginaires... Il s’agit là de la deuxième fonction du paratexte dans le genre fantasy : il a pour rôle d’apporter au monde fictif la plus grande cohérence possible, en fournissant des informations à la fois textuelles (telles que les lexiques) et visuelles (les cartes et les plans) [8]. Plus précisément, la présence de telles annexes, d’une « xéno-encyclopédie », selon le néologisme employé par Richard Saint-Gervais [9] constitue des « marqueurs génériques » [10] qui proclament l’irréductible altérité des mondes de la fantasy et donc la nécessité d’expliquer ses éléments historiques et cartographiques.
       Ce paratexte « encyclopédique » se situe plus volontiers à l’intérieur de l’ouvrage, mais toujours aux marges du récit fictif, que ce soit au début ou à la fin de l’ouvrage. De telles annexes peuvent, à l’occasion, être rassemblées dans un ouvrage distinct : Le Seigneur des anneaux est ainsi accompagné du Silmarillion et le cycle de La Roue du temps a un ouvrage entier d’annexes, un « guide » intitulé The World of Robert Jordan’s The Wheel of Time [11].
       Les cartes et les plans que l’on trouve dans les ouvrages de fantasy s’inscrivent donc dans un contexte plus large. Ils répondent à une volonté de cohérence interne pour les univers imaginaires de la fantasy. Cette cohérence s’appuie sur un ensemble d’annexes encyclopédiques, dont les cartes et les plans ne sont qu’un élément parmi d’autres. D’autre part, la convention d’inclure des éléments paratextuels tels que les cartes remonte à la naissance du genre fantasy. En effet, le roman considéré comme le premier roman de fantasy, The Well at the World’s End, était déjà accompagné d’une carte. On peut donc parler, pour l’ensemble de ces annexes encyclopédiques, d’une

 

       volonté systématique, démiurge de bâtir un monde cohérent qui fasse concurrence au monde réel. (...) Si la démarche créatrice consiste en une mise en ordre du monde, la carte imaginaire tend à resserrer encore cet ordre, à inscrire graphiquement une maîtrise totale de l’imaginaire ; et si la carte « réelle » est une tension vers un ordre en devenir, la carte imaginaire nous y installe [12]

 

       D’autre part, l’intrigue des romans de fantasy fonctionne également comme une quête initiatique : les protagonistes partent de chez eux et explorent des contrées jusqu’alors inconnues. Cette notion d’exploration explique sans doute en partie l’importance des cartes dans ce genre :

 

       La mission première de l’explorateur, à la fois espion et éclaireur, étant de ramener une représentation détaillée de la contrée inconnue, l’habitude veut que les auteurs fournissent une carte de leur pays imaginaire. Idéalement, le lecteur doit s’y référer constamment, à mesure qu’il « progresse », qu’il « avance » dans la lecture, le texte étant alors conçu comme une sente qui s’ouvrirait devant lui [13].

 

Cartes et annexes encyclopédiques

 

       Ainsi, l’inclusion de cartes, de plans et d’annexes encyclopédiques dans les ouvrages du genre fantasy est une pratique courante, bien qu’elle ne soit pas universelle. Ces annexes peuvent être extrêmement détaillées. J. R. R. Tolkien avait ainsi écrit plus d’une centaine de pages d’annexes pour Le Seigneur des anneaux [14] ; elles comprenaient entre autres des éléments de grammaire et de vocabulaire de la langue imaginaire des elfes, suffisamment développés pour permettre aux « fans » les plus acharnés de communiquer dans cette langue. Ces annexes peuvent donc en venir à fonctionner comme une sorte de prolongement du texte, permettant ainsi une ouverture sur les différentes manières d’appréhender les romans de fantasy, souvent longs et denses :

 

       le récit linéaire s’enlise dans des étendues descriptives de dimensions inusitées, la carte, le tableau, le lexique, le schéma semblent manifester une volonté de ne pas s’en tenir à la pure loi de succession qui régit la narration : on serait même tenté de dire qu’il ne s’agit de rien moins que de modifier la relation temps/espace à laquelle nous sommes habitués dans la lecture, à savoir que l’inscription des signes dans l’espace de la page n’est que la mécanique destinée à nous engager dans le parcours temporel du texte. On nous suggère que l’on peut lire autrement, de façon plus ouverte ou plus désinvolte, dans le plaisir de l’errance, comme l’on suit les pistes hasardeuses d’un atlas ou d’un dictionnaire, voire en tournant en rond, pris dans le labyrinthe [15].

 

       En ce qui concerne les cartes de la Terre du Milieu, on sait que Tolkien les a retravaillées de nombreuses fois et qu’il les avait souvent sous les yeux en écrivant le texte du Seigneur des anneaux. Tolkien n’était, de loin, pas le premier à faire usage de telles annexes encyclopédiques [16]. Dans Imaginanry Worlds, Lin Carter développe pareillement les annexes : elles comprennent entre autres des œuvres d’histoire, de géographie, des généalogies, des spécimens de littérature « islandiaise », et bien sûr des cartes, dont une carte géologique du continent [17].

       La convention d’inclure de telles annexes est ancrée si profondément dans la fantasy que la présence de ces cartes et de ces annexes est quasiment considérée comme un acquis par la littérature critique, et elle est mentionnée presque en passant dans l’article d’Edward Rothstein sur La Roue du temps, « Flaming Swords and Wizards’ Orbs » [18].
       Quel est le rôle précis de ces annexes encyclopédiques, et en particulier de ces cartes ? On a déjà parlé de la volonté de cohérence des mondes fictifs inventés par les auteurs. Il semble évident que les cartes participent à la mise en place de cette cohérence : le lecteur qui se fait une image mentale du monde décrit dans un roman de fantasy se sert d’un faisceau d’indices : indices visuels - les cartes et représentations éventuelles de personnages ou de lieux [19] – et indices textuels qui peuvent provenir de la narration proprement dite mais aussi des annexes encyclopédiques.
      Par ailleurs, ces cartes peuvent également fonctionner comme une sorte de confirmation visuelle des descriptions écrites : « Dans son article intitulé « “Heroic Fantasy” et modernité », Michel Delville parle de « cohérence encyclopédique » (p. 107) : pour lui, les cartes « [préfacent] et [sanctionnent] les aventures décrites » [20].

 

>suite
retour<
[6] Voir en particulier G. Genette, Seuils. Paris, Seuil, 1987, p. 7.
[7] A.-M. Boyer, La Paralittérature, Op. cit., p. 112.
[8] « Le roman de fantasy a recours aux nombreux paratextes ludiques que sont les chronologies, tableaux généalogiques, glossaires, listes d’un panthéon imaginaire et cartes géographiques. Tout cet arsenal, parfois encyclopédique, vise moins la vraisemblance historique que la cohésion d’un monde imaginaire, à la façon de l’univers du Seigneur des anneaux » (S. Gorgievski, Le Mythe d’Arthur. De l’imaginaire médiéval à la culture de masse. Paralittérature, bande dessinée, cinéma, beaux-arts. Liège, Editions du Céfal, 2002, p. 25).
[9] R. Saint-Gelais, L’empire du pseudo, Modernités de la science-fiction. Québec, Nota Bene, 1999.
[10] A. Besson, La fantasy. Paris, Klincksieck, « 50 questions sur. », 2007, p. 147.
[11] R. Jordan et T. Patterson, The World of the Wheel of Time, Londres, Orbit, 1997.
[12] P. Jourde, Géographies imaginaires. De quelques inventeurs de mondes au 20° siècle. Paris, José Corti, 1991, p. 103.
[13] M.-L. Schultze, sous la direction de Michel Jouve, Une lecture d’un genre, l’heroic fantasy (Royaume-Uni - Etats-Unis 1932 - 1982). Thèse de doctorat, université de Bordeaux III, 1997, p. 150.
[14] Le Seigneur des anneaux compte 103 pages d’annexes, 24 pages d’index et 7 cartes.
[15] P. Jourde, Géographies imaginaires, Op. cit., p. 40.
[16] « All of this had been accomplished before, of course, in many another novel. Tolkien gives us, for example, a very detailed map of Middle-earth. Well, we have maps from Fletcher Pratt and E.R. Eddison, and from William Morris himself, for that matter », L. Carter, Imaginary worlds: The Art of Fantasy. New York, Ballantine Books, 1973, p. 119. (« Tout cela avait déjà été fait auparavant, bien sûr, dans bien d’autres romans. Tolkien nous donne, par exemple, une carte très détaillée de la Terre du Milieu. Eh bien, nous avons des cartes de Fletcher Pratt et d’E. R. Eddison, et même de William Morris lui-même », ma traduction).
[17] L. Carter, Imaginary worlds: The Art of Fantasy, Op. cit.
[18] E. Rothstein, « Flaming Swords and Wizards’ Orbs », dans New York Times Book Review, 8 décembre 1996.
[19] Les romans de heroic fantasy ne comportent généralement pas d’illustrations intérieures ; cependant, la couverture illustrée, qui représente souvent l’un des personnages principaux avec un paysage imaginaire à l’arrière plan, semble être de règle.
[20] M.-L. Schultze, sous la direction de Michel Jouve, Une lecture d’un genre, l’heroic fantasy (Royaume-Uni-Etats-Unis 1932-1982), Op. cit., p. 112.