Essai de méthode :
Du discours et des cartes

- Marie Flament
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Fig. 6a. Le plan des souterrains selon les
pilleurs de tombes

Fig. 6b. Le manteau du pilleur de tombes

Les jeux de cartes, création et récréation

 

Jeux stylistiques, jeux iconiques ; esthétique du sens et dialogue des signes

 

       Dans un article, intitulé « Ouvertures historiennes à l’analyse des documents iconiques » [30], Jean Pirotte remarque que tous les jeux de langages se sont adaptés à l’image. L’une des figures stylistiques les plus répandues dans la littérature, la métaphore, vient tirer profit de la relation dialogique du texte et de l’image. Dans La Règle de Quatre, la carte de la Rome ancienne est ainsi assimilée au visage d’une vieille femme ; en d’autres termes, la métaphore exprimée par le signe digital (le texte) suggère une certaine lecture du signe analogique (l’image) puisque l’œil finit par décrypter les traits d’une femme dans le dessin de la carte. Loin d’être un simple jeu de ressemblance, ce rapprochement peut également être perçu comme une métaphore de l’humanisme lui-même. Profondément attaché à l’étude et à la relecture de l’Antiquité, ce courant culturel, philologique et artistique se trouve au cœur du roman. Le personnage principal travaille sur l’œuvre majeure de Colonna, Le Songe de Polyphile, fleuron de l’humanisme italien. Afin de préserver les œuvres d’art de ses pairs, menacées par la prétendue purification des mœurs orchestrée par Savonarole, Colonna recueille toutes les œuvres possibles et les dissimule dans une crypte dont son roman est en quelque sorte la clé. Il s’agit donc de redécouvrir les chefs d’œuvre de l’humanisme par le roman, au sens propre comme au sens figuré ; décrypter le roman et trouver la crypte, ou lire le roman et découvrir la pensée humaniste. La carte donne accès à la crypte, tout comme la Rome antique, incarnée par cette vieille femme, permet la découverte des chefs d’œuvre de l’humanisme qu’elle a nourrie. Le texte explicite cette métaphore en assimilant le dessin de la carte au « profil d’une vieille dame contemplant le reste de l’Italie » [31]. Cette vieille dame, figure de la maternité et de la sagesse, devient alors l’allégorie de l’Antiquité contemplant sa progéniture à travers les siècles. Si l’on accepte cette interprétation allégorique, le rappel dans le texte de la double exécution ordonnée par Colonna pour préserver le secret de la crypte résonne comme une accusation et un remords. « L’église Saint-Laurent, où Colonna fit exécuter les deux messagers, flotte au-dessus de l’arche du nez de la vieille femme » [32]. Le lieu du sacrifice humain se trouve juste sous les yeux de la vieille femme.
       La métaphore la plus éclatante se trouve dans le plan de la bibliothèque du Nom de la Rose, reflet du savoir du monde. Dans son Apostille au Nom de la Rose, Eco évoque le lien entre sa bibliothèque et Borges [p. 34] car c’est bien La Bibliothèque de Babel qui se niche au cœur de l’Edifice. Le gardien de la bibliothèque, Jorge (déformation de Borges), résumera l’idée maîtresse de cette nouvelle fantastique : « La bibliothèque est un grand labyrinthe, signe du labyrinthe du monde » [p. 172]. Cette analogie entre l’univers et la bibliothèque explique la mention des quatre points cardinaux dans ce lieu clos alors que la première carte en est dépourvue. C’est également la raison pour laquelle les mots qui rendent possible une évolution dans la bibliothèque sont les noms des hauts lieux du savoir médiéval (Anglia, Aegyptus, Yspania, Gallia, Germani, etc.) répartis en fonction de leur situation sur le globe. On peut noter que la partie de la bibliothèque qui renferme les ouvrages ayant trait au divin porte le nom de Fons Adae, c’est-à-dire, paradis terrestre [p. 338]. Au Moyen-âge, l’Eden était en effet considéré comme une véritable région du monde, en témoigne la première carte en T du Pendule de Foucault. L’image d’un plan de la bibliothèque se superpose à celle d’un planisphère, la géographie réelle à celle de la pensée, les tribulations des personnages dans les salles à la circulation du savoir dans le monde. La carte prévue pour s’orienter dans le labyrinthe de la bibliothèque est donc aussi celle qui permet d’évoluer dans le labyrinthe du monde, dans le labyrinthe du savoir. La carte devient alors une image de la quête de savoir et de la quête de repère qui se trouvent au cœur des préoccupations des romans policiers érudits. Cette bibliothèque est en effet le lieu de toutes les épiphanies ; révélations policières mais aussi révélation mystique, presque orphique dans la mesure où l’on accède à la bibliothèque par l’ossuaire dans une sorte de catabase.
       Les promenades dans le labyrinthe du Tout rappellent aussi qu’un livre est toujours lié à un autre et que dans le secret des salles obscures, dans les tréfonds de notre inconscient et de notre mémoire ils dialoguent entre eux. Cette description de la bibliothèque peut être interprétée comme un symbole de l’intertextualité. Ce lieu clos, à part, fermé sur lui-même, évoque l’intertextualité selon Barthes : une continuité spatio-temporelle au sein d’une culture littéraire à laquelle s’ajoute le piège de l’hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée) qui empêche de vivre et d’écrire en dehors du texte infini [33]. Le jeu iconique proposé par la carte invite donc à envisager des problématiques métalittéraires.
       D’autres figures stylistiques apparaissent dans les deux premiers plans d’Imprimatur [pp. 310- 331]. Il s’agit en réalité de parodies de plan (fig. 6a et 6b). Les personnages principaux demandent aux pilleurs de tombes de leur fournir un plan des souterrains de Rome en échange d’une feuille maculée de sang que ces derniers prennent pour une relique. La carte fournie par les pilleurs de tombes n’est qu’un entrelacs de pointillés et de traits de différentes grosseurs au centre desquels un trait gras dessine une sorte de croix. Le second simulacre de plan, reproduction partielle du premier, soumet le lecteur à une sorte de jeu grâce auquel on peut découvrir la supercherie en reconnaissant la croix en gras ; le plan se révèle la décalcomanie des plis d’un de leurs vêtements. Il s’agit en quelque sorte d’une antanaclase iconique externe où l’image est répétée, mais revêt deux sens complètement différents d’une occurrence à l’autre ; un plan puis un vêtement froissé. Outre l’aspect ludique suscité par cet épisode farcesque, ces « contre-plans » soulignent l’absence totale de repère des personnages principaux. Comme dans Le Nom de la Rose, grâce au labyrinthe des souterrains, les personnages parachèvent leur quête en rapportant la connaissance des entrailles de la terre au péril de leur vie.
       L’utilisation de ces tropes rappelle que toutes ces « formes de hors-texte » insérées dans l’œuvre littéraire sont aussi des œuvres en soi. John Sack, l’auteur du Complot des Franciscains, affirme avoir préféré la dimension esthétique à la dimension didactique dans l’élaboration de sa carte : « La carte a des aspects pragmatiques, ludiques et dramaturgique ; elle se veut aussi une œuvre d’art dans l’œuvre d’art du texte » [34]. La volonté de l’auteur est aussi poétique : la patine du dessin témoigne à la fois de l’authenticité historique et d’une recherche esthétique.

 

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[30] J. Pirotte, « Ouvertures historiennes à l’analyse des documents iconiques », dans Théories et lectures de la relation image-texte, Op. cit., p. 44.
[31] I. Caldwell et D. Thomason, La Règle de quatre, Op. cit., p. 177.
[32] Ibid.
[33] R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, « Points », p. 101.
[34] « Les cartes sont inspirées de celles trouvées dans un vieil atlas, mais pour éviter d’enfreindre le copyright, le graphiste les a redessinées et les a envisagées davantage comme des œuvres d’art » (entretiens).