Sophie Calle, La Filature  : Perspectives
de récit et narrateurs (non) crédibles

- Aura Ulmeanu
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traduit de l’anglais par Pierre-Olivier Douphis
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Les récits de filature de Sophie Calle : origine et signification

 

       L’acte de filer des étrangers dans la rue et de les photographier joue un rôle important dans quelques-unes des histoires autobiographiques et même autofictionnelles de Sophie Calle [1], avec les riches possibilités d’expérimenter les moyens de mise en scène de l’ego artistique que cela comporte.
       L’histoire de Calle filant un étranger dans Venise est en cela représentative : dans vénitienne (1981), le personnage Sophie Calle passe son temps à rechercher l’homme qu’elle a rencontré quelques jours auparavant, le retrouvant puis le perdant de nouveau. Dans ces démarches, l’artiste est apparemment préoccupée par la compréhension de la personne, mais évite cependant tout contact direct avec elle. Une relation complètement imaginaire s’établit alors qui consiste avant tout à s’examiner soi-même et à observer ses propres émotions et ses pensées dans cette situation étrange :

 

Je ne dois pas oublier que je n’éprouve aucun sentiment amoureux pour Henri B. Ces symptômes, l’impatience avec laquelle j’attends sa venue, la peur de cette rencontre, ne m’appartiennent pas en propre [2].

 

       L’étrange habitude de suivre et de photographier des étrangers, dont Calle parle dans certaines de ses histoires autoréférentielles [3], était censée être plus qu’un motif narratif stimulant, c’était une pratique artistique authentique qu’elle a ingénieusement utilisée et qui est à la base de ses premiers discours photo-textuels. Dans une interview, elle explique qu’elle a commencé ces filatures de retour à Paris après une longue absence :

 

       Je ne voulais pas retrouver mon ancien univers, mais je ne connaissais rien au Paris nocturne, au Paris des restaurants, des sorties. J’étais perdue, déprimée. Je n’avais pas d’amis. (...) Mais il fallait trouver quelque chose à faire. J’ai commencé par suivre des gens dans la rue. Je me suis aperçue que cela donnait une direction à mes promenades. Je me disais que j’allais découvrir des lieux, des restaurants, que je ne connaissais pas. C’était une manière de me laisser porter par l’énergie des autres, de les laisser décider de mes trajets pour moi. Et de ne pas avoir à prendre de décisions, sans pour autant rester cloîtrée chez moi. Circuler, découvrir ma ville. (...) j’ai commencé par prendre des clichés des gens de dos. J’ai ensuite noté leurs déplacements. (...) Il y avait les photos, les textes, - contrôler, perdre le contrôle, combler un manque d’émotions, en m’attachant ne serait-ce qu’une demi-heure à quelqu’un [4].

 

       Dans de telles circonstances émotionnelles, Calle a alors créé ses premières séquences photo-textuelles sous la forme de journaux de bord, à la fin des années 1970. Toutefois, pour sérieuses qu’elles puissent paraître et en respectant sa création artistique, il faut interpréter ses explications avec prudence, tout comme ses affirmations « autobiographiques » implicites concernant le caractère réel, factuel de ses histoires. Parce que cet « effet de réalité » est en fait exactement ce qu’elle entend provoquer sur le spectateur-lecteur de ses photo-textes.
       Calle arrive à doter ses histoires d’une convaincante aura de sincérité, d’authenticité et de crédibilité, grâce principalement à sa manière de jouer, d’un côté, avec les similarités textuelles de l’autobiographie [5] et, de l’autre, avec le prestige référentiel du médium photographique [6]. Pourtant, dans le même temps, elle désire aussi stimuler une évidente incertitude interprétative chez le spectateur par l’emploi de quelques subterfuges déconcertants, comme dans La Filature.

 

La Filature  : structure de l’œuvre

 

       La raison pour laquelle Sophie Calle s’est laissée elle-même suivre est « de fournir des preuves photographiques de son existence [7] » :

 

       Selon mes instructions, dans le courant du mois d’avril 1981, ma mère s’est rendue à l’agence “Duluc, détectives privés”. Elle a demandé qu’on me prenne en filature et réclamé un compte rendu écrit de mon emploi du temps ainsi qu’une série de photographies à titre de preuves [8].

 

Dès lors, ses anciens scénarios de filature changent de direction [9] : l’artiste propose maintenant de devenir elle-même un motif photographique devant l’appareil photo de quelqu’un d’autre.
       Grâce à deux séries de photos et quelques textes, La Filature décrit cette poursuite depuis trois points de vue (celui du détective, celui de Calle et celui d’un ami) ; l’intérêt repose sur les différentes manières de présenter les faits. À l’intérieur de l’œuvre, ces trois narrateurs et leur histoire sont subordonnés à une instance narrative supérieure : Calle, auteur de l’exposé et de l’épilogue [10], à différencier de Calle, productrice des rapports de filature. Ces rapports écrits sont accompagnés de deux séquences photographiques qui documentent visuellement l’affaire : celles du détective et celle de l’ami.

 

>suite
[1] Les histoires autoréférentielles de Sophie Calle, et principalement celles qui sont centrées sur la représentation de son ego artistique, sont toujours racontées à la première personne et imitent formellement, dans les parties textuelles, le genre autobiographie, parce que, comme dans les écrits autobiographiques, l’artiste représente lui-même toutes les instances narratives impliquées : l’auteur, le narrateur et le personnage. Cette « règle d’or » de l’autobiographie, c’est-à-dire la réunion sous le même nom (Sophie Calle) de toutes les instances mentionnées, est utilisée par l’artiste pour arriver à ses fins et dans son intérêt propre, dans le but d’expérimenter de nouvelles possibilités originales d’auto représentation. De tels projets narratifs centrés sur l’ego artistique et présentés comme des témoignages autobiographiques sont appelés « autofictions ». Cette notion trouve son origine dans la théorie de la littérature francophone contemporaine, où elle désigne une sorte de narration identitaire qui combine la réalité et la fiction dans la relation rétrospective avec souvent un effet troublant chez le lecteur : « car l’autofiction demande à être crue et demande à être non crue; (...) l’autofiction est une assertion qui se dit feinte et qui dans le même temps se dit sérieuse. » (M. Darrieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, n° 107, 1996, p. 377). Ainsi, le lecteur se trouve impliqué dans un processus d’interprétation traître et provocateur où il doit continuellement tenter de différencier les détails factuels et fictifs de l’histoire. « [...] se présentant à la fois comme roman à la première personne et comme autobiographie, l’autofiction ne permet pas au lecteur de disposer des clés pour différencier l’énoncé de réalité et l’énoncé de fiction » (Ibid.).
[2] S. Calle, M´as-tu vue ?, Paris, Centre Pompidou, 2003, p. 26.
[3] Par exemple dans Vingt ans après, 2001.
[4] C. Macel, « Interview-biographie de Sophie Calle », S. Calle, op. cit., pp. 76 et s.
[5] Le pouvoir de l’autobiographie de convaincre le lecteur de la réalité et de l’authenticité de la narration est basé sur deux prémisses intéressantes de cette littérature, ce que Ph. Lejeune identifie comme des éléments du « pacte autobiographique » (Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil 1975) : d’un côté, sur ce que dit l’auteur à propos de son identité comme narrateur et comme personnage de l’histoire, d’un autre côté, sur la confiance mutuelle établie entre l’auteur et le lecteur puisque l’auteur « s’oblige » à raconter une histoire vraie de sa vie et, dans ce cas là, le lecteur le croit et considère le texte comme une description d’événements réellement advenus.
[6] Calle utilise souvent la photographie dans sa fonction de « trace de la réalité », comme une preuve de l’existence réelle des objets décrits (« référent »), ce qui suppose qu’ils se sont tenus devant son appareil photo au moment de la prise de vue : « J’appelle “référent photographique”, non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi il n’y aurait pas de photographie » (R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard 1980, p. 120). Cette technique particulière de l’interprétation photographique, fondée sur la valeur d’index de la photographie, réduit l’acte photographique à ses composantes : « le principe de la trace, tout essentiel qu’il soit, marque seulement un moment dans l’ensemble du processus photographique. En effet, en amont et en aval de ce moment de l’inscription “naturelle” du monde sur la surface sensible, il y a, de part et d’autre, des gestes tout à fait “culturels”, codés, dépendant entièrement de choix et de décisions humaines (...). C’est donc seulement entre ces deux séries de codes, pendant le seul instant de l’exposition proprement dite, que la photo peut être considérée comme un pur acte-trace (...). C’est là, mais là seulement, que l’homme n’intervient pas et ne peut intervenir sous peine de changer le caractère fondamental de la photographie » (P. Dubois, L’Acte photographique, Paris, Nathan 1983, p. 47). Dans son art, Calle interroge le court instant de la présence indéniable du référent devant l’appareil, en neutralisant de son discours narratif les processus de codification du sens qui précèdent et/ou qui suivent, dans le but de doter ses histoires photo-textuelles d’une valeur factuelle et documentaire convaincante (en plus des moyens textuels pour l’acquérir).
[7] Dans le catalogue en anglais Did You See Me? de l’exposition à Munich, la traduction de cette citation était « to provide photographic evidence of my existence  » (Prestel Verlag, 2003, p. 101). Cette variation à partir de l’original français peut être expliquée par le fait que les histoires de Calle n’ont pas de but défini mais qu’elles varient toujours un petit peu quand elles sont redites dans d’autres contextes et en particulier dans les traductions.
[8] S. Calle, M´as-tu vue ?, Paris, Centre Pompidou, 2003, p. 101 (nous soulignons).
[9] Allusion à une précédente histoire de filature racontée dans un journal (que l’on considère comme la première tentative de jouer avec le pouvoir narratif de la combinaison photo-textuelle), vénitienne.
[10] Calle présente toutes ses histoires photo-textuelles accompagnées d’un court texte dans lequel elle expose l’intrigue d’une manière nette et précise.