Pictoriana : les écrits de peintres
en Belgique (1830-2000)

- Laurence Brogniez
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       Inscrite dans une perspective historique, la mise en évidence du génie pictural de la « race » revêt également une dimension linguistique pour expliquer un rapport problématique à la langue. Le phénomène d’insécurité linguistique [24], engendré par le manque de légitimité lié à la position périphérique de la communauté francophone de Belgique, peut sans doute aider à comprendre le tropisme pictural des lettres belges.
       L’écrivain belge, dépourvu d’un idiome propre susceptible d’exprimer sa double culture, française et flamande, comblerait ses maladresses en recourant au langage des formes et des couleurs. Le bilinguisme - ou plutôt le biculturalisme (nombreux sont en effet alors les écrivains nés en Flandre qui s’expriment en français) - prédisposerait en effet l’écrivain au choix d’une « autre langue », celle de la peinture.
       L’absence d’une langue nationale influera en effet sur les prises de position scripturales des principaux auteurs francophones, soucieux de trouver, de 1830 à 1920, une solution distinctive par rapport au pôle parisien [25]. Pour compenser les inhibitions suscitées par cette position de faiblesse et s’émanciper du modèle français, nombre d’écrivains adopteront une écriture aux allures « exotiques », qui se traduit par des gauchissements langagiers ou des atteintes à la norme. Les nombreux archaïsmes et belgicismes qui ponctuent la prose de Charles De Coster, les néologismes forgés par Émile Verhaeren ou Camille Lemonnier, les audaces syntaxiques qui caractérisent certains poèmes symbolistes constituent autant de traits qui convergent pour définir ce qu’on a appelé le « style carnavalesque » (ou, de manière plus péjorative, le « macaque flamboyant ») - traits qui, par ailleurs, ne sont pas sans évoquer le fameux « style artiste » élaboré par Goncourt et Huysmans dans le cadre d’un contact rapproché avec la peinture. Cette propension à jouer librement de la langue (et à ainsi infléchir les codes littéraires dominants) semble également avoir permis aux écrivains de convoquer dans leurs œuvres des formules esthétiques issues de la sphère artistique voisine.
       Cette situation privilégiée de la peinture, allant jusqu’à imposer ses codes à la littérature, explique aussi le peu de réticences des peintres à emprunter à leur tour aux écrivains leur outil.
       Au-delà du rapport et de la proximité symboliques qui existaient entre les deux arts, il faut signaler que les frontières entre champs artistique et littéraire étaient alors particulièrement poreuses. Sans doute cette situation s’explique-t-elle non seulement par la petite taille du pays - qui favorise les rapprochements car la plupart des acteurs du milieu culturel se connaissent, se côtoient, se lient parfois d’amitié -, mais surtout, par l’existence de dispositifs culturels faiblement institutionnalisés (revues, journaux, groupes et sociétés divers) où se mêlent librement pratiques littéraires et artistiques. La Société libre des Beaux-Arts, le Groupe des XX et la Libre Esthétique ont été parmi les principaux vecteurs de cette tendance à la « mixité » des disciplines artistiques.
       Il n’est donc pas rare, dans cette configuration particulière, de voir des « couples » se former et cela, tant sur le plan de la création, où le peintre collabore à l’illustration du travail d’un de ses amis écrivains (Rops-De Coster, Claus-Lemonnier, Van Rysselberghe- Verhaeren), que sur le plan strictement relationnel où, plus que des liens amicaux, des relations d’ordre familial se tissent parfois entre les deux mondes (l’écrivain Eugène Demolder épouse Claire, la fille de Félicien Rops, l’artiste William Degouve de Nuncques, quant à lui, prend pour femme Juliette Massin, sour de Marthe Verhaeren).

 

L’autorité des peintres

 

       Cette grande proximité entre milieux artistique et littéraire, si elle ne peut à elle seule expliquer le passage à l’écrit de nombreux peintres, illustre bien cependant l’hypothèse selon laquelle il devait être relativement aisé pour le peintre, jouissant d’une certaine autorité auprès des littérateurs, de s’essayer à l’art de la plume.
       Rops, par exemple, bénéficiait auprès de ses confrères écrivains, belges comme français, d’une réputation d’épistolier de grand talent. L’abondante correspondance de l’artiste, actuellement en cours d’édition sous les auspices du Musée Rops de Namur, fait montre de qualités d’écriture qui ont fait dire à Degas : « celui-là écrit mieux encore qu’il ne grave (...). Si l’on publie un jour sa correspondance, je m’inscris pour mille exemplaires de propagande » [26]. Joséphin Péladan, pour qui le peintre réalisa plusieurs frontispices, avait exprimé le vou de voir Rops publier un choix de ses missives les plus scandaleuses [27]. Rops lui-même en avait, à un moment de sa carrière, conçu le projet.
       Il faut dire que l’artiste, comme de nombreux peintres de son temps, faisait de la lettre un usage semi-privé. Il ne voyait en effet aucune objection à ce que ses lettres circulassent parmi ses correspondants - il allait parfois jusqu’à demander à tel destinataire de montrer à un ami commun la lettre qu’il lui avait adressée pour éviter les redites -, et il diffusait volontiers ses textes critiques et fictionnels par le biais d’une lettre reproduite dans la presse ou utilisée en guise de préface pour un ouvrage. Cette pratique permettait à l’artiste de rester en marge de toute écriture institutionnalisée : intervenir indirectement dans le champ littéraire lui offrait la possibilité de préserver son identité de peintre sans menacer la place des écrivains professionnels. Ainsi Henry Céard commente-t-il une lettre que Rops avait envoyée à Théo Hannon :

 

       Il y a dans ces pages un charme neuf qui m’a étonné et dont j’ai essayé de me rendre compte. D’où il vient ? Il vient de ce que c’est là de la littérature qui n’est pas faite par un littérateur et de la critique écrite par un autre qu’un critique. Cela a une franchise de phrase, un imprévu de conviction qui manque à tous les écrivains de profession [28].

 

       En cette ère médiatique qu’est le XIXe siècle, les peintres ont bien conscience de l’impact que peut produire un article de presse sur le public. Sans aller jusqu’à la publication de ses lettres dans les journaux, Courbet était lui aussi conscient de l’usage publicitaire qui pouvait être fait d’une lettre, rédigée à la manière d’un manifeste et adressée à un journaliste ou un critique dans l’espoir que celui-ci en citât des passages dans son journal. Ainsi trouve-t-on également dans les articles de ses amis écrivains des échos des opinions critiques de Rops sur l’art, que celui-ci avait, à l’origine, confiées à l’intimité de l’échange épistolaire.

 

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[24] B. Denis et J.-M. Klinkenberg, La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 2005, pp. 58-61.
[25] Époque qui correspond à ce que Denis et Klinkenberg désignent sous le nom de phase « centrifuge », phase de l’histoire des lettres belges qui s’articule autour du désir de créer un centre spécifiquement belge, indépendant du centre parisien.
[26] Extrait d’une lettre de Degas à Manet citée dans Boyer d’Agen et J. de Roig, Rops...iana, Paris, Pellet, 1924, p. 5.
[27] Lettre de Rops à Martin, s. l., s. d., [1883], citée par H. Védrine, De l’encre dans l’acide. L’œuvre gravé de Félicien Rops et la littérature de la Décadence, Paris, Champion, « Romantisme et Modernités », 2002, p. 69.
[28] Lettre de Céard à Hannon, Paris, 19 juillet 1878, citée par H. Védrine dans F. Rops, Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 1998, p. 333. On peut mettre cette appréciation en parallèle avec celle de Charles Blanc sur les lettres d’Ingres : « N’est-il pas admirable qu’un homme absolument dépourvu d’éducation littéraire rencontre parfois de si belles expressions et de ces morceaux de style qu’un écrivain de profession ne trouverait point, parce qu’il effacerait telle incorrection qui ajoute à l’énergie de la phrase, ou n’oserait pas telle négligence qui est un certificat de vérité et une révélation plus rapide du sentiment ? Jamais je n’ai mieux compris qu’en lisant les lettres d’Ingres, que l’art d’écrire est presque tout entier dans la faculté de sentir ; que l’éloquence ne s’apprend point et qu’elle vient uniquement de cette force intérieure à laquelle, bon gré mal gré, les mots obéissent » (« Ingres, sa vie et ses ouvrages », Gazette des Beaux-Arts, mai 1867-sept. 1868, cité par D. Ternois, « Les Lettres d’Ingres à Charles Marcotte », dans Nouvelles approches de l’épistolaire, op. cit., p. 56).