Le premier chapitre est consacré à la double identité et à la double culture de François Cheng, qui entretient en lui-même et avec lui-même un dialogue constant entre l’Orient et l’Occident. En comparant les deux traditions picturales, il a découvert ce qu’il pense être la meilleure part de chacune et il a promu leur dialogue à sa propre manière.
Depuis son premier essai sur l’art pictural chinois Vide et plein, François Cheng porte un intérêt constant à la peinture chinoise. Il y a consacré six essais et livres d’art [1] et les idées fondamentales qui en ressortent se manifestent dans ses créations littéraires ultérieures, dans lesquelles il a saisi, explicitement ou implicitement, les généralités de la peinture chinoise sous différents aspects : développement, peintres, statut, but, style, thème, support, composition, concepts, classement, critères. S’étant approprié progressivement la langue française, dans toute sa profondeur et particularité, il a perçu en celle-ci, à partir de sa langue natale, son aspect signifiant du côté de la phonie et de la graphie. Les cultures française et chinoise ne sont pas deux blocs isolés mais elles entretiennent un échange constant dans un processus d’acculturation réciproque. François Cheng a pu connaître la France à travers la Chine, et reconnaître celle-ci par le détour de la France. C’est une rencontre, avec un va-et-vient fécond qui est à même de produire plus de possibilités et de potentialités.
La comparaison établie entre la peinture de Jiang Yi et celle de l’Anonyme sur le même paysage permet de visualiser les différences entre les deux traditions de peinture, abordées aussi par François Cheng par une mise en correspondance à des niveaux distincts : conceptualisation, vision, méthode, thème, forme, couleurs et espace-temps. Ce qui fait ressortir la place primordiale du vide dans la peinture chinoise, tel est le pêcher dans le tableau de Ma Yuan (1140-1225), faisant écho aux figures solitaires – animales ou humaines –, qui nouent une relation intime avec l’univers dans les romans de François Cheng.
Le deuxième chapitre aborde, dans un premier temps, la triple pratique poésie-calligraphie-peinture chez les peintres-lettrés chinois, régie par la cosmologie chinoise et ses deux grands principes : le souffle et le vide. Ce dernier a fait l’objet de l’ouvrage Vide et plein, dans lequel François Cheng affirme la place centrale du vide dans la philosophie et la peinture chinoises. Il restructure les idées picturales chinoises en cinq niveaux et il étudie leur application dans la pratique de Shitao. Le vide est aussi un principe directeur dans la poésie de François Cheng. Le souffle rythmique lie les sujets et motifs caractéristiques de la peinture chinoise : arbre et rocher, fleur et oiseau, montagne et eau, l’ambiance vague et indistincte qui met en valeur le vide et crée une « grande image [2] », les vers parallèles qui incarnent la relation yin-yang, l’espace qui s’étend vers le haut et le loin par le vol d’oiseaux, le parfum, le son, et le passé qui ressurgit au moyen de l’ouïe. Au cours de son apprentissage, le protagoniste duroman Le Dit de Tianyi saisit la peinture chinoise sous divers aspects : le développement, le genre, la méthode, les règles et les critères.
Le constat de François Jullien sur la « fadeur », que nous reprenons pour appuyer le propos, permet de comprendre les manifestations du vide dans la couleur, la sonorité et la saveur chez François Cheng. D’après Laozi, « la grande sonorité n’a pas de son, la grande image n’a pas de forme [3] ». Au niveau de la couleur, la fadeur résulte des nuances de tons causées par le temps, le climat, les brumes et les nuages, et les variations de la couleur d’encre s’assimilent d’une certaine manière au thème de la nuit chez l’auteur. Au niveau de la sonorité, les traits picturaux jouent le même rôle que les notes de la musique. Lorsque les sons humains deviennent de plus en plus ténus et se confondent avec les sons de la nature, la grande sonorité se produit. Au niveau du goût, la comparaison entre les gâteaux occidentaux et les gâteaux chinois dans Le Dit de Tianyi souligne le parallèle établi entre les deux traditions de peinture. Le peintre chinois, par « réductions successives », atteint « l’essence insipide [4] », comme l’illustrent les tableaux de Shitao sur les fruits et les légumes.
Le troisième chapitre porte sur les pensées philosophique et esthétique de François Cheng dans ses créations romanesque et poétique, qui se répartissent en cinq niveaux relatifs au vide comme proposés dans Vide et plein.
Au niveau du pinceau-encre, avec la vision conçue préalablement lorsque Tianyi entreprenait de peindre les brumes et les nuages du mont Lu, les deux portraits de Yumei font preuve de la possession du yi « intention » avant l’attaque ; au niveau de la technique, les pierres et les rochers des poèmes et du roman sont saisis à la hachure. Afin de créer un espace infini, l’écrivain, dans ses descriptions, sectionne les chemins et les fleuves, cache le paysage par la végétation, les brumes et les nuages. Du côté de l’encre, l’heure, la lumière, les saisons, les brumes et les nuages causent les variations de couleur du paysage, dont le bleu dominant permet de distancier et de rendre le paysage mystérieux et effacé.
La relation yin-yang peut être représentée par le clair-obscur, le chaud-froid ainsi que par l’homme-femme. Chez François Cheng, influencé par le taoïsme, une place primordiale est accordée au yin, en valorisant la femme et la nature. Les métaphores établies entre la femme et les fleurs dans Le Dit de Tianyi trouvent leur correspondance dans certains tableaux sensuels de Shitao.
S’impliquant l’un dans l’autre les deux pôles de la montagne et de l’eau suggèrent une suite d’oppositions : yin-yang, vertical-horizontal, haut-bas, immobile-mouvant, permanence-variance, forme-sans forme, opaque-transparent, vue-ouïe. Les veines de dragon, les montées et les descentes, l’ouverture et la fermeture de la montagne-eau sont visibles dans les champs de thé en terrasse et le paysage du mont Lu. Les dizaines de cours d’eau témoignent des tournants de la vie de Tianyi, et leur cycle entre le ciel et la terre symbolise le temps cyclique. Le nuage, qui se trouve entre la montagne et l’eau, signifie l’errance, et la solitude de Tianyi symbolise également le vide, le rêve taoïste, la sensualité et la transformation.
[1] L’Espace du rêve. Mille ans de peinture chinoise, Phébus, 1980 ; Chu Ta : le génie du trait, Paris, Phébus, 1986 ; Souffle-Esprit. Textes théoriques chinois sur l’art pictural, Seuil, 1989 ; Shitao : la saveur du monde, Paris, Phébus, 1998 ; D’où jaillit le chant, la voie des Fleurs et des Oiseaux dans la tradition des Song, Paris, Phébus, 2000 ; Toute beauté est singulière. Peintres chinois à la voie excentrique, Paris, Phébus, 2004.
[2] La « grande image » “大象”vient de “大象无形” « La grande image n’a pas de forme », traduit par François Jullien. Voir Dao-de-jing, chapitre XLII.
[3] « 大音希声,大象无形 », Laozi, Dao-de-jing, chapitre XLII, traduit par François Jullien, La grande image n’a pas de forme, Paris, Seuil, 2003, p. 82.
[4] François Cheng, Le Dit de Tianyi, Pairs, Albin Michel, 1998, p. 96.