La conclusion que permettent de tirer ces travaux à cet égard, est qu’il n’y a pas tant, chez les symbolo-décadents, rejet en bloc de tout discours scientifique, mais bien plutôt critique de sa supposée hégémonie, passant éventuellement par son exploitation massive, dès lors que ses données sont infléchies vers un discours subversif, au prix d’éventuelles distorsions. Pourtant, ces tendances n’échappent pas à l’emprise de la science préhistorique et évolutionniste sur les imaginaires, loin s’en faut : non seulement on y observe les mêmes phénomènes de biologisation de faits culturels, d’essentialisation de catégories sociales, qui ont cours dans la culture ambiante, bien qu’ici détournés au profit du projet esthético-poétique qui leur est propre, mais on en note également une prolongation jusque dans les productions critiques, théoriques et manifestaires, dont cette thèse étudie de nombreux exemples.

Outre le degré d’exploitation ou non du discours scientifique sur les origines, nous avons veillé à examiner la nature de son interprétation, dans la mesure où, nous l’avons dit, la matière préhistorique encourage voire appelle le récit. Ainsi, nous proposons de lire les productions « fin-de-siècle » à l’aune de la vision de la préhistoire à laquelle elles adhèrent, entre âges d’or et âges farouches, en prêtant une attention particulière à ce que ces positionnements expriment sur les plans poétiques et esthétiques, mais aussi idéologiques. Car, en régime symbolo-décadent comme ailleurs, l’investissement du passé préhistorique renseigne et légitime un regard et un jugement portés sur le présent et l’avenir qui s’indexe sur les appréhensions propres à ces tendances : schématiquement, déclinistes pour les décadents, idéalistes pour les symbolistes. De la même manière, les options choisies pour combler le déficit documentaire dont nous parlions n’est pas neutre non plus : le recours aux références mythologiques, traditionnelles ou bibliques pour proposer une image appréhendable de la préhistoire n’est pas le propre des sphères symbolo-décadentes, mais ses acteurs démontrent à cet égard la singularité de ces tendances par les choix originaux qu’ils opèrent.

 

Une épistémocritique des cultures fin-de-siècle est-elle possible 

 

Ainsi formulée, cette question que nous nous posons au cours de cette thèse peut certes paraître provocante et sa réponse, évidente, puisque de nombreux et pertinents travaux œuvrent à mener une épistémocritique des productions symbolo-décadentes. Pourtant le rejet affiché du naturalisme, et avec lui du positivisme, par ces tendances, plus encore, leur hermétisme revendiqué à tout discours scientifique, bien que relevant certainement, nous l’avons vu, de la posture, ont de quoi décourager une telle entreprise. Pour autant, de nombreuses raisons expliquent la convocation, par les acteurs du symbolisme et du décadentisme, de l’idée de préhistoire. Et c’est précisément à l’occasion de l’exploration de ces points d’achoppement, qui mobilisent la thématique fondamentale de l’originarité et la problématique du rapport à la science, qu’il nous a été possible de distinguer deux tendances, décadente et symboliste, sans jamais nier leur caractère nébuleux et en ne manquant pas de relever également leurs (nombreuses) similitudes ou les effets de continuité qui les relient.

Décadents comme symbolistes ont notamment en partage une certaine volonté de distinction et c’est ce qui caractérise en partie leurs modalités d’appropriation de la thématique préhistorique : refus de toute pédagogie, voire volonté délibérée d’opacifier le discours et l’image, précisément au moyen des possibilités mises à disposition par l’imaginaire préhistorique (mot rare, exotisme culturel, recherche du mystère, indécision formelle entre les espèces…). L’un des principaux paradoxes qu’il nous a fallu explorer et qui appartient en propre à la décadence concerne la possibilité d’appareiller l’artificialisme qui caractérise cette tendance et la poétique de la brutalité et de la sauvagerie associée à la préhistoire. La préhistoire décadente nous a en effet permis d’explorer un terrain ambivalent où se rencontrent le dandy de l’extrême civilisation que la nature dégoûte et le quadrumane primitif qui balbutie encore un langage onomatopéique. Il nous est apparu que ce contact se place davantage sous le signe de la confrontation que de l’identification : le préhistorique, antagoniste de choix et antithèse du quintessent décadent, devient alors l’avatar du bourgeois sous le frac duquel il sommeille, en dépit de ses efforts pour paraître convenable. L’attaque est alors prétexte au déploiement d’un catalogue de vices complaisamment consignés. Elle est donc idéologique et culturelle, mais bifurque à l’envi vers des considérations plus ontologiques : par la proximité plus que jamais étroite avec l’animal qu’ils postulent, l’évolutionnisme et la préhistoire ouvrent une brèche (dans laquelle s’engouffre avec délectation la décadence) dans les contours définitionnels de l’homme, et met à mal son essence. La fragilisation de la frontière entre l’homme et l’animal entamée, les décadents vont pouvoir se servir de ce nouvel avatar du sauvage, autant antérieur qu’intérieur, pour questionner les paramètres et les codes sociaux de leur environnement, mais aussi mettre en crise l’idée même d’une nature humaine, singulière et supérieure.

Une autre apparente contradiction dont l’examen a pu nous mener vers de fructueuses hypothèses concerne la temporalité spécifique aux tendances décadentes, problématique qui se trouve, par définition, au centre de leurs préoccupations puisque c’est à partir de l’idée de déclin qu’elles se définissent. En associant la thématique de la fin du monde ou de la civilisation à celle de l’aube des temps, la préhistoire nous invite à explorer des régimes de temporalités singuliers fondés sur l’idée de recommencement et/ ou de télescopage, mais pas seulement : cette mise en dialogue du début des temps avec la sénescence de toutes choses invite certes à penser l’humanité à l’aune de sa possible régression, mais également à la mettre en perspective dans un temps long, d’où peuvent saillir tous les ébranlements et, de ce fait, à en amoindrir encore l’hégémonie. A ce stade, l’obsession du déclin de l’homme rencontre donc des préoccupations plus nettement eschatologiques qui configurent l’ensemble de la culture décadente. C’est donc à l’occasion d’une pensée de l’originel déployée par la décadence, d’une volonté d’envisager une poétique du commencement quand tout paraît finir, que ses acteurs ont pu jeter les bases de ce que nous nous sommes proposé d’appeler un « antihumanisme », radical, fondamental, puisqu’il discute non seulement la légitimité de l’espèce à s’arroger des droits singuliers, mais aussi puisqu’il met en crise l’idée même d’humanité, par l’humiliant rappel, par le dégradant exemple préhistorique.

 

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